Tagnawittude, le dernier filmdocumentaire musicalde Rahma Benhamou El Madani, évoque la musique Gnawa à travers l'ex-groupe Gnawa Diffusion et le rituel au Maghreb. Invitée du Festival international du film de Dubaï, qui s'est tenu la semaine dernière, la réalisatrice raconte à El Watan Week-end l'extraordinaire aventure de ce film. La réalisation de Tagnawittude a commencé en 2005. Pourquoi avoir mis tant de temps pour le produire ? Le film a débuté en 2005 avec repérages, écriture et tournage en même temps. J'ai d'abord tenu à rencontrer Amazigh Kateb pour cerner exactement mon sujet et savoir ce que je pouvais raconter. Pour rappel ce film a pour origine une rencontre avec Thomas Letellier, un collègue caméraman qui m'a confié des images d'archives de Gnawa Diffusion lors de leur Baba El Oued Kingston tour ? en Afrique et au Moyen-Orient. J'ai visionné des heures et des heures les images de cette tournée. Je voulais ensuite rencontrer Amazigh et laisser le feeling opérer. En octobre 2005, Amazigh est en résidence à Roubaix et c'est là que se sont faits la rencontre et les débuts de cette aventure. Lors de cette résidence, Amazigh invite Maâlem Ben Issa d'Alger, et au même moment Maâlem Hmida Boussou de Casablanca est en résidence également. C'est en choisissant de garder ces moments de rencontres – en les filmant déjà alors que je ne suis même pas en écriture, mais en recherche de sujet – que je suis victime d'une sorte de réminiscence : la transe de ma mère.
En quoi ce moment fut important ? Après avoir filmé cette résidence, je me suis retirée, j'ai écrit, j'ai cherché, j'ai montré ces images à ma mère pour comprendre... et sans lui poser de questions, j'ai compris sa transe et l'univers gnawa dans lequel elle a baigné en vivant en Oranie où nous avions vécu. Ensuite j'ai continué à filmer d'autres moments, car une autre évidence était celle de la scène, aussi vecteur de cette culture gnawa. Le groupe Gnawa Diffusion se séparait au moment où je commençais ce film et donc il était aussi important que je filme leurs derniers concerts et répétitions. Puis je me suis arrêtée pendant près d'un an et demi. J'ai fait autre chose, un film sur les sans-papiers dans mon quartier... et j'ai eu le temps enfin d'écrire Tagnawittude. J'avais accompagné Amazigh Kateb et son groupe pendant un moment assez douloureux et ça me permettait du coup de leur rendre en quelque sorte hommage. Amazigh commença ensuite à travailler sur son album solo et c'est à ce moment-là qu'Aziz Maysour prit le relais et m'ouvrit la voie vers la vraie culture tagnawit. Des allers et retours au Maroc, en Algérie aussi, plus près de l'origine de mon histoire personnelle et de là sans doute, où ma mère a été initiée. En tout, il y a eu des pauses, des temps de tournage intenses avec les séquences de transe où il fallait réellement être très présent et en même temps détaché.
Ce film est un film musical, le thème s'est-il imposé ? Le film est en effet musical parce que je suis très intéressée par la musique. Ma création est souvent liée à des morceaux musicaux. J'ai été animatrice radio pendant mes années universitaires et je pense que la musique me parle tout autant que les images. Ma formation est avant tout sonore. La culture gnawa se transmet par l'intermédiaire de la musique, elle n'est pas juste un rituel basé sur la transe, mais elle amène vers la transe par l'intermédiaire d'un répertoire de chants assez riche et des sons également très simples et qui nous touchent. Alors on va dire que le thème est musical parce qu'il ne pouvait pas être autrement.
Tagnawittude rencontre beaucoup de succès. Vous êtes invitée à plusieurs festivals. Mais pourquoi la projection en avant-première au Maroc a-t-elle été annulée ? La projection à Casablanca devait avoir lieu le 29 novembre et a été annulée par moi-même, la veille au soir, parce que les conditions de projection ne me convenaient pas. Le film a été projeté à Paris grâce à la contribution du Conseil de la communauté marocaine à l'étranger et à Casablanca. Le jour de la projection, le site a été inondé suite à de fortes précipitations. Le public marocain attend ce film et nous prévoyons une projection à Marrakech accompagnée par l'association Save Cinema in Morocco pour le mois de janvier. Le public marrakchi aura le privilège de voir le film suivi d'un concert du groupe Gnawa Mogo, une formation traditionnelle aux morceaux plus modernes de quelques anciens musiciens de Gnawa Diffusion. Cet événement, que nous avons appelé Tagnawit Session, on espère le proposer en Algérie et ailleurs. Notre première date sera Grenoble, la ville d'origine de ce groupe.
Quel est votre rapport au cinéma algérien ? C'est une question assez déstabilisante pour moi. J'ai un rapport au cinéma arabe, africain, oriental. J'aime beaucoup certains vieux films algériens, kabyles, j'ai des références un peu partout. J'aime les paysages algériens, la culture parce qu'elle est mienne. Le cinéma est un moyen pour moi de raconter des histoires, la nôtre qu'elle soit en France, au Maghreb ou même en puisant dans une autre société comme par exemple chinoise qui est le sujet de mon dernier scénario. J'aime les gens qui œuvrent pour le transmettre et éduquer les jeunes à travers le cinéma. Je pense à certains amis du cinéma algérien qui font ça à Béjaïa avec les ateliers de formation avec leur association Kaina Cinéma. Il faut les encourager et les soutenir pour l'Algérie ait de nouveaux regards.
Quelles sont les principales difficultés auxquelles vous avez dû faire face lors de la réalisation de votre documentaire ? Faire un film est toujours périlleux pour toutes sortes de raisons. Tagnawittude a rencontré plusieurs difficultés qui ont été dépassées en faisant des pauses à chaque fois qu'il y avait un obstacle, et en changeant d'axe. Je pense que cela a rendu le film encore plus fort. Evidemment, un tournage plus simple, plus court m'aurait fait du bien, mais j'ai dû faire face à l'histoire de la fin du groupe, à la personnalité aussi des musiciens, de mon rapport avec mon identité plurielle. Je voulais vraiment raconter cette culture commune et non tourner soit uniquement au Maroc ou en Algérie ou en France. Il a fallu faire beaucoup de déplacements, aller jusqu'à Timimoun également pour donner un ton réellement africain. Il fallait des moyens, que je n'avais pas, attendre les rares subventions du CNC et de la francophonie, faire des emprunts personnels et compter sur l'aide de mes proches sans qui ce film n'aurait pas pu se faire. Il ne faut pas oublier non plus que je suis une femme, que la musique gnawa est pratiquée essentiellement par les hommesque ce soit sur scène que lors des rituels…
Quels instants forts du tournage garderez-vous en tête ? Le désert m'a marqué. Voir ces hommes par centaines, et ces femmes (que je n'ai pas pu filmer) jouer des karkabs près d'un ksar m'a apporté un bonheur merveilleux. Ensuite, les moments forts ont été aussi parfois les plus douloureux : ma rencontre avec Maâlem Ben Issa, décédé trop jeune et dont le talent m'a sauté aux yeux lors de la résidence d'Amazigh à Roubaix.
Ce film documentaire retrace l'histoire du groupe gnawa, mais aussi de la tradition de cette musique au Maghreb. Quelle place tient cette musique dans la région ? Quand j'ai filmé Gnawa Diffusion à la fin de leur aventure, je ne savais pas que la musique gnawa était en train de devenir un phénomène de mode pour la jeunesse maghrébine. J'ai assisté à des concerts à Alger, mais aussi à Essaouira et j'ai constaté à quel point cette musique leur parlait. D'autres groupes créent des sons très intéressants en puisant dans la musique gnawa, en la mariant à des sons blues par exemple. La musique gnawa a su rester vivante en faisant avec son temps et son histoire. Je pense que les gnawa, dont c'est la culture ancestrale, ont besoin de transmettre, mais également de répertorier leur patrimoine par l'écrit, de laisser des traces à leurs descendants par l'intermédiaire de l'écrit. Certains ont peur de voir disparaître tout un répertoire rare en bambara, par exemple, et il faut en laisser à tout prix une trace écrite, parce que les jeunes générations ne les connaissent pas. J'ai ressenti une émotion qui dépasse un intérêt purement régional, il me semble que cette culture raconte la culture de notre monde et qu'elle doit être en effet considérée comme un patrimoine mondial dépassant le cadre d'un régionalisme ou d'un pays. J'ai constaté aussi que de nombreux Occidentaux s'y retrouvent, et les gnawa ne font pas de différence liée à l'origine. Cette culture appartient à tous et c'est ça qui fait sa force.
Des projets en cours… Je voudrais consacrer l'année qui vient à accompagner ce film dans le cadre de l'événement Tagnawit Session : un ciné-concert pour lequel nous cherchons des partenaires. Ensuite j'ai écrit un scénario de long métrage, une fiction, La Chutede Chunlan, et je vais continuer à améliorer le travail d'écriture tout en cherchant le moyen de le réaliser à partir de 2012. Enfin, un sujet de documentaire fiction est en production, Oranie, un hommage à ma région natale autour de la musique de Pierre Bensusan, un guitariste juif-algérien natif d'Oran. Ce projet est en écriture depuis 2005. J'espère commencer les repérages cette année.