L'Expression: «On dira de toi» est le titre de votre dernier roman dans lequel vous ressuscitez un intellectuel, Jean Sénac «pétillant» de polémiques. Pourquoi ce choix de Jean Sénac qui, de toutes façons, n'avait rien à cirer du «qu'en dira-t-on» Hamid Grine: Jean Sénac c'est ma jeunesse dans Alger la Mecque des révolutionnaires. Sénac ce sont les lieux que je fréquentais: La Brasserie de la fac, Le Cercle des étudiants avec Maurice le serveur qui faisait tourner les plateaux avec une dextérité stupéfiante, la cinémathèque et bien d'autres lieux qui ont une grande charge émotionnelle pour moi. Ils me rappellent tant de choses... Sénac faisait partie du décor. Il était même un élément important de ce carré magique situé entre la place Audin et la faculté. Sénac je l'ai d'abord entendu dans son émission Poésie sur tous les fronts avant de prendre un café avec lui au Cercle des étudiants. Et là c'est le choc: le petit vieux barbu et mal fagoté était le juste contraire de l'animateur que j'imaginais grâce à la magie de la radio qui transfigure dans l'esprit des auditeurs ceux qui sont derrière les micros. Je l'imaginais comment? En une sorte de play boy en voiture décapotable et en bonne compagnie. Vous savez, je ne suis vraiment revenu de mes illusions que quand j'ai travaillé moi-même début des années 80 à la radio. Mon chef de service m'avait demandé dès le premier jour de l'accompagner chez-lui avec ma voiture et moi qui le croyait roulant sur l'or. La radio est créatrice de fantasmes chez les auditeurs, surtout les jeunes. En fait, je ne me suis vraiment intéressé à Sénac qu'à la suite de sa mort tragique qui l'avait rangé dans mon esprit aux côtés des poètes maudits dont Verlaine qui était l'une de ses idoles. Il y a polémique sur Sénac parce qu'il n'y a jamais eu de récit algérien sur sa vie. Certains universitaires se sont intéressés à son oeuvre laissant le genre biographique à des étrangers sans doute de bonne foi, mais ayant une vison incomplète d'Alger de ces années-là et des rapports de Sénac avec les Algériens. D'où cette vision sombre de Sénac en Algérie alors qu'il n'a été vraiment malheureux que quand il a perdu son boulot à la radio. Moi je m'intéresse à sa vie d'autant plus que les années Sénac sont les années de ma jeunesse. Je le voyais déambuler, je le voyais rire, je le voyais triste, bref, je le voyais vivre comme nous tous en Algérien plus vrai, lui, que beaucoup d'Algériens. Dans ce roman, vous apportez une nouvelle lecture, un nouveau regard, je veux dire neuf, sur Sénac. Dans ce sens, pensez-vous qu'il a été appauvri, marginalisé, dans son pays l'Algérie? Le regard que j'apporte est celui de ma génération qui voyait comment les poètes et les intellectuels vivaient dans l'Algérie de nos vingt ans. Pour toutes choses il faut contextualiser, n'est-ce pas. Prenez deux grands poètes, tous deux invertis et de surcroît très proches: Sénac et Amrani. On a mis fin aux contrats des deux à la radio, pourtant Amrani était un militant qui s'était fait torturer affreusement pendant la guerre, Sénac a été lui aussi militant, mais à Paris où il n'a pas souffert, Dieu merci, d'aucune torture. Amrani était musulman, de nationalité algérienne, est-ce qu'on pourrait dire pour autant qu'il a été privilégié par rapport à Sénac? Non, il a vécu comme lui dans une sorte de ghetto à cause de son inversion. Même si l'époque était à la tolérance, afficher sa sexualité n'était pas recommandable. Quel haut responsable oserait s'afficher avec un inverti? Quel père de famille oserait sortir dîner avec un inverti sans risquer des rumeurs sur son compte?Alger n'était pas le Marais à Paris et ça, beaucoup de ceux qui écrivent sur Sénac n'en tiennent pas compte. L'homosexualité est condamnée par la loi en pays d'Islam, dans le monde occidental elle est reconnue par la loi. Admise par la société. Je ne juge pas, je constate. Je veux dire qu'ailleurs l'homosexualité n'est pas un crime, c'est sa condamnation qui l'est. Donc marginalisé, oui comme tous les invertis apparents qu'ils soient de souche arabo-berbère ou autres. Quant à s'être appauvri, non, durant la période coloniale, il note dans son journal que ça faisait trois jours qu'il n'avait pas mangé. Même lui a entrevu ce mythe d'un poète reclus et marginalisé dans sa cave-vigie. Sa cave-vigie? C'était un sous-sol et non une cave. À partir du riz-de-chaussée où prend pied l'immeuble il était au deuxième étage. Le centre d'Alger est bourgeois comme vous le savez. Seulement, Sénac n'entretenait pas son studio. Faute de moyens il y avait un bric à brac incroyable. À l'époque de Sénac des familles entières étaient entassées dans le même espace que lui. Le grand problème concernant Sénac c'est qu'il n'avait pas un travail rémunéré à la mesure de son talent et de son engagement. Ce qui lui aurait permis de vivre décemment. Tous les poètes doivent vivre décemment même si certains grands psychiatres pensent que la pauvreté produit la culture... Malgré ses positions tranchées et son engagement franc envers la cause algérienne, certains milieux se posent toujours la question: «Quel a été le rapport de Jean Sénac avec la guerre de libération?» Il ne fait aucun doute que Sénac a été un militant de l'indépendance même s'il n'avait jamais été encarté FLN -c'est son côté troubadour qui le veut. En fait, avant même l'indépendance il rencontrait des militants algériens au café de la Marsa à l'Amirauté, par exemple Amar Ouzegane, Taleb-Ibrahimi, Layachi Yaker et certains disent et même le revendiquent Larbi Ben M'hidi. Durant la guerre de libération, il était en France entre l'été 54 et l'automne 62. À ce titre il a écrit des poèmes engagés, tenu des conférences pour l'indépendance de l'Algérie, essayé de sensibiliser François Mauriac et Camus sur la cause Algérienne. L'un des témoignages les plus probants de l'activité de Sénac en France est celui de l'historien et ex-moudjahid, Mohamed Harbi qui témoigne dans son livre Une vie debout que c'est grâce à Sénac qu'il a pu éditer la revue Résistance Algérienne, organe de la résistance en France, chez Subervie, un éditeur-militant. On en vient au mystère jamais résolu, à la question cruciale: la mort de Sénac. Il a été assassiné à l'âge de 46 ans dans des circonstances mystérieuses et controversées. Qui l'a tué? Je dois d'abord préciser que ces notions de mystère et de controverses ne sont pas le fait des autorités algériennes. Pour elles,lorsu'il y avait un présumé coupable qui a été jugé, incarcéré et libéré après un non-lieu, pour elles donc,les débats sont clos car non-lieu ne signifie pas relaxe, mais absence de charges suffisantes. J'ai rencontré le présumé assassin, en fait je suis le premier à l'avoir rencontré. Il m'a donné la version de cette malheureuse histoire que je réserve pour le récit qui sortira l'année prochaine. Maintenant, pour ses biographes, Sénac n'a en aucun cas été victime d'une affaire de moeurs mais d'un crime politique. Par crime politique ils désignent soit les islamistes, soit les services secrets. Commençons par les derniers: pourquoi le tueraient-ils dès lors qu'il soutenait à fond le régime de Boumediène? Pourquoi le tueraient-ils dès lors qu'en tant qu'étranger ils pouvaient facilement l'expulser dans le premier avion comme ils l'ont fait pour des journalistes qui ont écrit des articles critiques sur le régime? Pourquoi le tueraient-ils dès lors qu'il ne représentait aucun pouvoir, aucune autorité capable de porter atteinte à la sécurité de l'Etat? Sénac était un intellectuel et à l'époque de Boumediène les intellectuels ne pesaient rien. D'ailleurs, beaucoup avaient préféré s'exiler, pas Sénac qui aimait viscéralement cette terre. Maintenant voyons la piste islamiste. Sénac est mort en 1973. Les tenants de la piste islamiste disent qu'à cette époque certaines conférences étaient chahutées par des islamistes. Je veux bien puisque je les ai vus chahuter des pièces de théâtre de Kateb et lui-même en parlait. Mais on n'était que dans la prédication pacifiste. Les historiens datent l'irruption de l'islamisme violent à partir de la promulgation de la Charte nationale en 1976 qui a enterré l'espoir des islamistes d'une République islamique. Là ils ont commencé à s'organiser pour des actions violentes. La première victime politique a été un étudiant Kamel Amzal en 1982. Son assassin, incarcéré puis gracié par Chadli 2 ans plus tard, est mort durant la décennie sanglante en terroriste abattu par les forces de sécurité. À la même époque il y a eu Mustapha Bouyali et le MIA (Mouvement islamique armé). Sénac lui-même a construit sa légende en clamant qu'il mourra assassiné comme Lorca, l'une de ses références, et qu'on maquillera ce crime politique en affaire de moeurs. Ses biographes sans preuves, juste sur des déductions et des extrapolations reprennent à leur compte le postulat de Sénac et disent tous qu'il est victime probablement d'islamistes tout en lorgnant vers d'autres forces. J'ai enquête quatre longues années et je suis arrivé à une banale histoire de moeurs même si la victime n'était en rien banale. Les derniers jours de Sénac témoignent d'un comportement limite suicidaire dans ses amours et ses errances. Le monde gay à Alger est un monde interlope où on peut croiser le meilleur comme le pire. Je crois que Sénac a rencontré le pire. Depuis 40 ans, la première vraie enquête sur ce sujet est, en toute modestie, la mienne. J'ai eu beaucoup de chance de rencontrer dans une quaâda familiale l'un des enquêteurs dès l'automne 1973. Et dès cette époque j'avais la thèse. Et alors je m'étais mis à la recherche de l'antithèse en cumulant les éléments à charge ou à décharge. J'ajoute ceci: quand vous voyez un de ses biographes témoigner que Boumediène est descendu au commissariat pour s'enquérir sur la marche de l'enquête, vous vous dites que celui qui a dit ça prend l'Algérie pour une république bananière. C'est énorme. Ça prouve qu'on ne connaît ni Boumediene ni l'Algérie pour dire pareilles choses car à cette époque, le Président algérien recevait régulièrement le DGSN (Ahmed Draïa) et son adjoint (El Hadi Khediri), comme me l'avait confié l'un des officiers de sa sécurité qui était resté muet de stupeur. Boumediene respectait trop l'Etat pour jouer au Zorro. Tout cela n'est pas innocent bien sûr. C'est pour accréditer la version d'un crime politique. Je répète: pour qu'il y'ait crime politique il faut qu'il y ait mobile. Sénac soutenait le régime, les islamistes n'étaient pas encore dans leur phase de violence. Reste une affaire de moeurs, seule piste qui donne une explication plausible à l'assassinat. Ceci dit, si on me prouve que Sénac a été victime d'un islamiste je suis prêt à le croire. Mais de grâce trêve de spéculations! D'ailleurs qu'est-ce que ça change que Sénac ait été tué par un intégriste ou par un homophobe? Une mort glorieuse si c'est l'un et une autre sordide si c'est l'autre? Allons, allons, laissons de côté ces petits calculs de marketing politique car là où il est ça lui fait une belle jambe. Le plus douloureux est que sa mort nous a privés d'un grand poète, d'un compatriote qui aimait l'Algérie sans limite. Plus que sa mère...