Le poète algérien Yahia El Wahrani ou Jean Sénac, l'enfant d'Oran et d'Alger, figure toujours sur la liste des «oubliés». Assassiné en 1973 pour des raisons encore inconnues, l'auteur de Aux héros purs, qui n'a jamais obtenu la nationalité algérienne, est presque ignoré par le champ de l'édition et de la recherche universitaire en Algérie. Son nom est souvent mis de côté dans les hommages et les célébrations organisés par les cercles culturels. Ce constat a été établi, mardi après-midi, à la Bibliothèque nationale du Hamma, à Alger, lors du «Rendez-vous avec la poésie» que dirige Lamis Saïdi. «Beaucoup d'Algériens connaissent Camus, le défendent, mais ne savent presque rien de Sénac», a regretté le poète Mohamed Boutghane, le seul à avoir traduit Jean Sénac à la langue arabe. Il a rappelé qu'il était banni par les autorités politiques de l'époque et a critiqué les générations qui avaient connu Sénac sans rien faire pour briser le mur du silence. Il a salué toutefois les travaux de Hamid Nacer Khodja sur l'écriture de l'auteur de Matinale de mon peuple. «Sénac aimait profondément l'Algérie dans son écriture poétique plus que les autres poètes algériens. Il a évoqué Larbi Ben M'hidi et Mostefa Lacheraf. Les premiers textes traduits furent Les porteurs de nouvelles et Pieds et poings liés, que j'ai publiés dans le supplément culturel du journal En Nasr», a souligné Mohamed Boutghane, évoquant le livre de Rabah Belamri sur Sénac. «Un livre dans lequel on apprend que Sénac était le fils illégitime d'une mère espagnole et qu'il était homosexuel», a-t-il relevé. Le poète Salah Badis a découvert Jean Sénac à travers le livre Pour une terre possible et le célèbre poème Citoyens de beauté (écrit en 1963). «Dans ce poème, il a écrit l'un des plus beaux vers de la poésie algérienne, ‘‘Comme un camion plein de rires''. Je cherchais un poète d'Alger, un poète de la cité. La poésie et la littérature ont toujours boudé la ville chez nous. Sénac, qui a vécu au quartier de Bologhine, était le poète de la ville par excellence. Bologhine est le seul quartier d'Alger où il n'existe pas de barrière entre la mer et la ville. Le poète regardait tout le temps la mer. D'où sa présence dans la poésie, autant que le soleil et le sable», a relevé Salah Badis. Selon lui, Sénac était clair dans ses choix linguistiques et politiques après l'indépendance de l'Algérie. «Il était le poète banni de la tribu, de la ville. Il a terminé sa vie dans une cave. Il était le poète de son temps et de tous les temps. Il a adressé ses derniers poèmes aux jeunes», a-t-il noté. L'hommage rendu à Jean Sénac était accompagné d'un débat sur la traduction de la poésie. «La problématique de cette traduction ne se pose pas en termes technique ou linguistique. C'est une question de l'harmonie de l'être algérien avec lui-même et avec d'autres êtres. De la réconciliation de l'être algérien avec son identité complexe, riche et multiple sans haine et sans fanatisme», a souligné Lamis Saïdi. Pour elle, la traduction de la poésie en Algérie est Sur un Pont brisé. «Jean Sénac a toujours été ce pont qu'on n'a pas pu casser. Un pont transparent fait d'eau, de mots, de sang, de poèmes et de soleil. Nous n'avons pas besoin de rappeler que Yahia El Wahrani était un Algérien. D'une algérianité qui a suscité parfois la jalousie d'autres Algériens en raison de sa pureté. Une algérianité débarrassée des souillures du racisme, du régionalisme, des rancœurs et de l'identité enfermée sur elle-même», a-t-elle appuyé. Pour elle, l'algérianité de Jean Sénac est enracinée sans racines. «Enracinée par les mots qui enlacent les voix du peuple algérien. Sénac disait : ‘‘Le vrai grand poète, c'est le peuple avec toutes ses conneries''», a-t-elle noté, rappelant l'adhésion sans hésitation du poète au mouvement nationaliste algérien dès le début dans les années 1950. Elle a évoqué son combat culturel et politique à travers les revues, les associations et les émissions radiophoniques. «A aucun moment, il n'a abandonné son projet poétique. Son verbe poétique n'a jamais perdu sa vivacité», a insisté Lamis Saïdi. Elle a rappelé que l'extrait du poème Citoyens de beauté, Je t'aime, tu es forte, comme un comité de gestion a suscité la controverse sur l'écriture de Jean Sénac, mais également «beaucoup d'incompréhension» sur ses engagements idéologiques. Nassira Saïdi, ex-libraire et ex-chroniqueuse à la radio, a qualifié Jean Sénac de «poète algérien essentiel». Selon elle, le vers Je t'aime, tu es forte, comme un comité de gestion était utilisé dans les années 1970 pour draguer à l'université. «A l'époque, les recueils de Jean Sénac n'étaient pas disponibles. Certains parmi l'élite avaient décrété que Sénac avait une écriture conformiste. Citoyens de bonheur est un poème extraordinaire d'enthousiasme et d'envie de faire et de construire. L'envie populaire qui existait après l'indépendance du pays», a estimé Nacéra Saïdi. «Il faut absolument qu'il retrouve la place qu'il mérite. Il sera celui qui aidera à libérer le corps et l'esprit», a-t-elle ajouté.