Un jour, dans une marche... C'était le printemps et la procession, longue et plutôt bon enfant, s'étirait le long du boulevard jusqu'au pont Sayeh. C'est quand elle arriva au rond-point, face au siège de la wilaya, que la phrase partit comme une fusée, dans cette matinée que l'on pourrait qualifiée de bleue, tant l'azur était profond et occupait tout l'horizon. -Hein, fit vivement Aziz, un prof de philosophie, qui participait à cette manifestation. Vous avez bien entendu: «Qu'aurait dit Nietzsche en arrivant sur la place publique s'il avait manifesté avec nous?» Une dizaine d'années étaient passées et la question restait pendante. Aujourd'hui, grâce aux nouvelles technologies, le tourment de celui qui l'a posée avait cessé: Nietzsche aurait annoncé la mort du livre papier... Devrait-on s'en mortifier? À en croire Alain Vaillant, un critique littéraire français, dont l'oeuvre fait autorité, non! On ne peut pas se mettre en travers du chemin du temps et du progrès. Or, selon lui, le temps qui avance, parfois à pas de géant, nous pousse inexorablement vers les nouvelles technologies qui signent l'arrêt de mort de toutes les vieilles choses. Le livre papier est de celles-là. Optimiste, ce matin, où l'automne, comme un modiste de génie, habille d'or, de cuivre et d'argent champs, bois, sources et vignes, nous avons voulu en avoir le coeur net. Un phare dans la nuit La structure en béton, en fer et en verre est imposante; son aspect trapu avance vers la rue Abane Ramdane comme la proue d'un remorqueur en mer. Derrière lui, un train de bateaux suit: la Conservation des forêts, la direction du logement et des équipements, la direction de la culture, la direction de l'action sociale. La première question, lorsqu'on lit le nom en lettres d'or en arabe, tamazigh et français est: que vient faire la bibliothèque principale dans un endroit comme celui-là en l'occurrence la zone des parcs? Et l'on se surprend à renchérir: est-ce l'endroit approprié pour une activité qui exige beaucoup de calme et beaucoup de concentration? La vue superbe, orientée vers la montagne du Djurdjura qui semble bien plus proche que si on la regardait de n'importe quel autre endroit, ne paraît pas, a priori compenser cet inconvénient. Qu'avaient besoin de beaux paysages ceux qui ne venaient ici qu'avec un seul! Comme dans un couvent Un silence religieux règne à l'intérieur de la somptueuse bâtisse. Pour un peu, nous aurions frémi à cette idée qui traverse incongrûment notre esprit. Mais, non, cet intérieur n'a absolument rien d'un couvent. Le hall où nous mettons les pieds ce jeudi matin est immense et bien aéré. Sans quoi, c'est une odeur de papier et d'encre qui nous aurait sauté à la gorge, dès le seuil. Des milliers de livres exposés en permanence sur de grandes tables nous accueillent à notre plus grand plaisir. À la réception, on nous oriente: salle de conférence? À droite, au fond du couloir. Ateliers pour enfants? Cours d'arabe, de tamazigh et de langues étrangères? Au premier étage. Salle de lecture? Salle collective, salle individuelle, salle pour la connexion à Internet? Bureau de la directrice et les services administratifs? Au second étage. Nous nous faisons annoncer à la responsable et nous sommes immédiatement reçus. L'objet de notre visite est agréé et elle commence à nous fournir tous les renseignements que nous cherchons. C'est alors qu'un coup de fil interrompt notre entretien. C'est le directeur de la culture. Il la charge d'une mission urgente auprès de l'une des neuf ou dix bibliothèques que l'établissement chapeaute. Avant de sortir, elle confie le soin de cette tâche à deux demoiselles: Soumia, une prof en informatique et qui nous fournit les chiffres et qui fera plus tard la présentation des lieux, et Ourdia, prof d'anglais qui nous parlera des activités de la bibliothèque et des évènements culturels qu'elle a abrités déjà. Parmi ces évènements où la bibliothèque connaît une effervescence extraordinaire, Ourdia, la jeune prof d'anglais cite, dans un français parfait le 8 mars où des femmes écrivains sont invitées et témoignent de leurs expériences personnelles ou des conditions des autres femmes, des fêtes nationales, comme le 1er Novembre auquel on se prépare en ce moment, ou religieuse comme le Mouloud Ennabaoui, que nous venons récemment de célébrer dans la joie et la piété. C'est avec de telles manifestations à caractère culturel, naturellement, que la bibliothèque est au sommet de son rayonnement. Mais s'il y en a un qui revêt un caractère particulier, c'est lire en fête. Ça, par exemple, c'est le couronnement de toute une année de travail acharné. C'est une telle allégresse chez les jeunes où si la lecture (lecture de conte, comptines), est l'activité culturelle par excellence, il reste que les chants, les chorales, le théâtre pour enfants occupent une place de choix dans ce programme qui ne cesse de se peaufiner à longueur d'année. Quand le festival qui dure une semaine entière prend fin, les enfants qui ont fait le plein de livres, de contes et de bonne humeur, lui donne rendez-vous l'année prochaine, ils y vont sans regret. Pendant que la prof d'anglais parle, des souvenirs nous reviennent de ces moments privilégiés de notre vie en société, car nous avons nous-mêmes été présent à plus d'une fête et à plus d'une commémoration, et notre sentiment est le même à chaque fois: la bibliothèque municipale fait du très bon boulot. La prof d'anglais a du pain sur la planche ce matin, et ne tarde pas à se libérer. Nous demeurons face à la prof d'informatique. Et cette dernière, sachant ce qu'on attend d'elle se met au boulot sans tarder. Oui, la bibliothèque municipale est riche de ses 7 811 livres (à ne pas confondre avec les 23 341 exemplaires) de ses profs (13) qui donnent des cours, surtout le mardi et le samedi pour les élèves du primaire, du moyen et du secondaire. Il y a même une salle pour les terminales, désireux de préparer leur examen. Reprenant les estimations de sa supérieure hiérarchique au début de notre entretien, la jeune informaticienne estime le nombre de ceux qui fréquentent quotidiennement l'établissement entre cent et cent- cinquante élèves, étudiants et adhérents à la bibliothèque. La salle dite collective est moins pleine, à cause de ses dimensions. Et comme avec l'ingénieur de la salle individuelle, nous butons sur un refus. Mais comme dans l'autre salle, il y a toujours un volontaire. Celui-là s'appelle Ghanem. Malgré quelques réticences au début, il lâche son manuel et s'exécute d'assez bonne grâce. Le temps presse. Lui aussi passe son examen qui est dans quinze jours. Il veut être dermatologue. Alors, il vient ici pour travailler. La présence des autres le pousse à se surpasser. «C'est si stimulant de travailler en groupe», confie-t-il. Une féerie sans fin C'est au premier étage que se déploie ce monde magique, cet antre d'Ali Baba où des monceaux de livres pour enfants, d'illustrés attendent d'être pillés pour le grand enchantement de nos chérubins. Trois profs-trois fées, en fait veillent sur ces trésors: Hadjer, Sabrina et Rabia. Chacune a plusieurs chantiers qui leur servent de cadres à leurs activités quotidiennes. Apprendre à lire aux enfants, leur apprendre à écouter d'abord, à répéter, à lire à leur tour, une fois familiarisés avec le texte, voire à le résumer, telle est la nature de ces activités sur le plan de la lecture. Mais il y a, on s'en doute, d'autres chantiers, comme l'étude de la chorale, le chant, le dessin, le théâtre pour enfants, et c'est dans cette atmosphère qu'arrive le dernier chantier, comme pour introduire un peu d'ordre et de logique dans cet univers sans loi et sans fondement autres que la fantaisie. Ce chantier pédagogique a pour finalité de stimuler l'intelligence pure par le truchement des chiffres et du calcul mental. Il est baptisé Sorobane. Et c'est dans cette grande salle si bien orientée vers le soleil, et où il n'y a place ni pour un grain de poussière ni pour un centimètre de vide que s'éveille aux réalités d'aujourd'hui et de demain l'esprit de ceux qui plus tard prendront le destin du pays entre leurs mains. Et chacune de nos trois pédagogues, conscientes de l'importance de leur mission, forgent leurs méthodes de travail et définissent leurs objectifs pour le court, le moyen et le long terme, cette mission ne s'arrêtant pas à la formation de l'enfant, mais également de l'adulte à travers d'autres chantiers et d'autres activités. «Moi,» déclare Sabrina, «je me propose de stimuler et de développer l'imagination chez l'enfant. Et tout ce qui me permet de parvenir à mes fins est le bienvenu». «Moi», réplique Hadjer, «je compte inculquer le goût de la lecture. C'est par la lecture que se développe l'esprit». Rabiaa réfléchit un instant, puis: «Moi, à travers les livres, les contes, les comptines, le théâtre pour enfant, je veux, à la fois instruire et divertir.» En quittant le premier étage, nous remercions tout le monde et plus particulièrement l'informaticienne qui durant tout ce travail est restée à notre disposition. Quant aux jeunes médecins qui vont passer leur examen dans moins de quinze jours, qu'ils aient collaboré ou non à ce modeste travail, nous leur adressons nos meilleurs voeux de réussite. Au hall où sont exposés les livres, nous marquons une brève halte. Tant de livres fascinent par leur nombre, par leur diversité et par la qualité de leur impression. Nous citons au hasard: Mustapha Lacheref, L'Algérie, nation et société, Les Fellagas, du commandant Azeddine et Charles-Henry Churchill, La vie d'Abdelkader. Nous avons, là, sans aucune préméditation de notre part, donné à chaque époque un représentant: l'Emir Abdelkader pour l'insurrection qui annonçait la guerre de libération. Le commandant Azeddine qui incarne l'esprit révolutionnaire, pour la guerre de libération, et Mustapha Lacheref pour l'Algérie indépendante et moderne. Alors ceci pour conclure: le livre papier est mort? Il ferait beau voir!