L'Expression: Quand avez-vous lu Nedjma de Kateb Yacine et comment l'aviez-vous découvert? Salim Bachi: Je l'ai lu à quinze ans. J'avais un ami au collège et il m'avait invité chez lui. Son père m'avait demandé ce que je voulais faire. J'ai répondu: écrire. Alors il m'a parlé de Kateb Yacine, me précisant que Nedjma était un grand livre. Alors j'ai lu Nedjma. Je n'a, bien entendu, pas compris grand-chose même si je sentais une force poétique importante. Je l'ai relu bien sûr. À de nombreuses reprises. En lisant Nedjma, pour la première fois qu'est-ce qui vous a le plus marqué? Cette impression de nouveauté dont je vous parlais. La force poétique. Un torrent irrépressible. Et aussi une grande concision au début du roman. Pouvez-vous nous parler avec plus de détails sur l'influence qu'a eue Kateb Yacine sur vous? Une grande influence dont j'espère m'être dégagé aussi. Disons qu'il m'a permis de comprendre que l'on pouvait «innover» en littérature. Qu'on n'était pas obligé de se conformer à une façon d'écrire, à un genre romanesque. Grâce à Kateb Yacine, j'ai pu lire aussi Faulkner puis Joyce. Ainsi que Rimbaud, Nerval, Lautréamont... Si on vous demandait de résumer ce roman que diriez-vous? Nedjma c'est à la fois l'histoire d'une dispersion et d'une obsession. Sur fond du 8 mai 45 à Sétif. Pour moi, Nedjma est le livre de ma région: Annaba, Constantine, Sétif. Il est cher à mon coeur. Pouvez-vous nous parler de l'influence qu'a eue William Faulkner sur Kateb Yacine dans l'écriture de Nedjma? Je pense que Faulkner a influencé grandement Kateb, mais pas seulement. Il faut aussi ne pas oublier Nerval et Rimbaud. Mais «Tandis que j'agonise» de Faulkner ressemble beaucoup à Nedjma. Même structure éclatée. De nombreux monologues aussi, même si dansjNedjma il y a plus de passages narratifs purs. Peut-on dire que Nedjma est le meilleur roman écrit par un écrivain algérien, voire maghrébin? Je ne sais pas. Disons que Nedjma est unique. Et ne peut être vraiment comparé à d'autres romans. C'est comme Pedro Paramo de Juan Rulfo, l'un des plus grands romans latino-américains, mais tout de même peu comparable aux autres romans du réalisme magique. Nedjma est un roman difficile à lire et à comprendre, beaucoup de lecteurs abandonnent sa lecture au bout de quelques pages, quel conseil leur donneriez-vous pour aller jusqu'au bout? Nedjma peut se lire comme un recueil poétique. Par extraits, fragments. On peut en lire quelques pages puis le poser. Et le reprendre ensuite. C'est ça qui est merveilleux aussi. Pouvez-vous nous parler des romans algériens écrits après la parution de Nedjma et dont l'influence de ce dernier sur leurs auteurs est évidente? Il y a eu ensuite une vogue du roman déstructuré. Pas seulement en Algérie. Il suffit de lire «Agadir» de Mohammed Khaïr-Eddine pour s'en rendre compte. Le premier roman de Mimouni, Le fleuve détourné, calque la structure de Nedjma. On peut même dire que l'écriture de Mohammed Dib n'a plus été la même après la parution de Nedjma. Et j'en oublie d'autres. Par moment, l'exemple de Nedjma a été dommageable pour la littérature algérienne. Tout le monde a voulu écrire sa Nedjma. Bien entendu, c'est impossible. Vous êtes en contact avec des romanciers étrangers. Vous parlent-ils de Nedjma? Que disent-ils? Qu'en pensent-ils? Je ne suis pas en contact avec beaucoup d'écrivains en général. Je ne le suis plus en tous cas. Peu connaissent Nedjma finalement. Kateb Yacine reste africain pour ce que j'en sais. Et c'est tant mieux. Pourquoi, d'après-vous, Kateb Yacine n'a plus écrit de romans après Nedjma? Il a tout de même écrit Le polygone étoilé qui est un grand livre aussi. Méconnu malheureusement. Et plus accessible à mon avis. Son théâtre, Le cercle des représailles, est du même bois que Nedjma; il coule de la même source. Une grande partie de sa poésie aussi. Il faut lire L'oeuvre en fragments. Il ne faut pas nécessairement écrire une trentaine de livres pour être un écrivain important. Regardez Rulfo, Malcolm Lowry, Sabato, et même Borges, ils ont écrit peu de romans mais leur oeuvre est considérable. Parlez-nous un peu du personnage de Nedjma... Nedjma c'était la cousine de Kateb, sa maîtresse aussi. C'est une femme qu'il a recréée dans son roman. À la rigueur, elle est chosifiée par les regards des hommes qui orbitent autour d'elle. Elle excède parfois sa condition humaine pour symboliser l'Algérie et l'Afrique. Les Kebloutis sont des Africains.