Ils sont Iraniens, Congolais, Kurdes, Algériens... Des clandestins africains et asiatiques cherchant un éphémère paradis. La cathédrale Saint Boniface de la commune bruxelloise d'Ixelles fait face aux nombreux cafés et restaurants qui jouxtent le quartier africain dit le Matongué. Elle partage, ce qui pour elle est un parvis, et pour les promeneurs, un square. Les terrasses des cafés-restaurants sont envahies, comme chaque soir, par une foule bruyante, qui rassemble étudiants, artistes, politiciens en herbe et autres flâneurs d'un soir. Une ambiance particulière y règne. Brouhaha où s'entrechoquent les musiques variées, les voix de discussions intellectuelles, le bruit des assiettes et des fourchettes et les odeurs de fêtes. Dans la cathédrale d'en face, une cinquantaine de réfugiés et demandeurs d'asile observent, depuis une quinzaine de jours, une grève de la faim. Ils sont «sans-papiers». Ils sont Iraniens, Congolais, Kurdes, Algériens...Ce soir-là, le directeur de l'Office des étrangers, organe du ministère de l'Intérieur belge, leur rend visite. «Nous traiterons au cas par cas. La grève de la faim n'est pas une solution.» Dans la cathédrale, Philippe, un rescapé de la dernière guerre, a apporté quelques bouteilles d'eau, des couverture et des rations alimentaires pour les petits. Josiane, une dame d'un certain âge, câline un enfant africain. Elle a vécu au Congo, lorsque celui-ci était belge. Le prêtre, visage détendu, note, sur un carnet, les doléances d'un gréviste couché à même le sol. Quelques journalistes parlent aux réfugiés. Ce même soir, l'histoire des sans-papiers de l'église Saint Boniface est racontée durant deux minutes à la télé. Deux semaines plus tard, les grévistes de la faim évacuèrent la cathédrale. Quelques-uns d'entre eux obtinrent une carte de séjour provisoire. Les autres, plus nombreux, se sont fait oublier. Nous sommes des oubliés. L'animation nocturne sur la place Boniface continue. Puis, la télé revient sur le sujet: «Ils occupent l'église Saint-Bernard et bien d'autres lieux.» Ces derniers jours, un étrange événement marque le combat des sans-papiers: la décantation par pays d'origine. Quatorze Algériens occupent une sorte de garage dans la commune de Saint Gilles. Une cinquantaine d'Iraniens sont, après avoir occupé une église à Etterbeek, placés dans un centre d'accueil de la commune. Leur combat est accompagné par des associations tels le Mouvement contre le racisme et la xénophobie (Mrax), S.O.S Migrants, Aide aux réfugiés... et même par leur propre association de fait, L'Union des associations des sans-papiers (l'Udep). En dehors de l'occupation des églises et les manifestation occasionnelles de soutien, les sans-papiers se fondent dans la foule. Ils seraient 100.000 selon les services du gouvernement. Que font-ils? De quoi vivent-ils? Au Petit Château 6 heures du matin, aux alentours de la place Sainte Catherine, à Bruxelles, près de la sombre bâtisse du Petit Château. Des ombres furtives vacillent le long des murs. Le canal de Bruxelles, vert et lourd, laisse échapper ses effluves matinales. De temps à autre, une voiture s'arrête, brusquement assaillie par les ombres qui se détachent des murs. Le chauffeur démarre en trombe avec quatre ou cinq de ces ombres vers un chantier quelque part à Bruxelles ou ailleurs. Dix, douze heures de travail dur et pénible pour 30 ou 40 euros. Exténués, silhouettes souvent chétives, ces forçats des temps modernes reviennent chaque matin au «marché du travail». C'est que l'offre de main-d'oeuvre est abondante ici, près du Petit château. Cette bâtisse en forme de donjon du Moyen Age, accueille des réfugiés de toutes nationalités. Imposante, ses murailles en vieilles briques rouges sont couvertes d'un lierre envahissant. Du haut de ses tours on peut contempler le canal «triste et perdu» de Bruxelles. Aïssa et Ahmadou, hébergés dans le «château», viennent de Guinée-Bissau. «Cela fait trois ans que nous galérons ensemble. Parfois les patrons ne nous payent pas comme ils disent au début. Mais nous n'avons pas le choix. C'est ça ou rien.» affirme Ahmadou. Dans le regard il y a comme une absence. Tu lis dans leurs yeux une grande interrogation à laquelle tu ne peux répondre et qui t'interpellera longtemps après. La police a organisé, hier, une «rafle» dans le quartier du Petit château. Une trentaine de «clandestins» ont été embarqués vers le commissariat du coin. «Ils viennent pour travailler, monsieur, et sans papiers» me déclare la commissaire à qui j'ai demandé des nouvelles d'une «connaissance» embarquée avec le lot. «Ils étaient sur un chantier?» demandai-je. «Non, ils cherchaient du travail!» me rétorqua-t-elle. «En somme, ils sont soupçonnés de souhaiter travailler. Et leurs employeurs, vous en avez embarqués?» Les yeux creux, sans expression me fusillèrent: «Ça c'est pas mon problème!» Le soir même, dans un bar de Moelenbeek, une commune à forte concentration immigrée, j'ai rencontré un groupe de quatre Algériens. Trois d'entre eux vivent depuis plus de cinq ans sans papiers. Ils donnent une impression d'insouciance. «El ghorba, c'est la débrouille mon ami!» me lance Kader, avant de préciser: «J'ai fait d'innombrables démarches pour régulariser ma situation. J'allais me marier. J'ai même pris un avocat. Ils m'ont dit de retourner au pays et de demander un visa pour mariage (regroupement familial). Moi je sais que si je rentre au pays, c'est pour de bon. Ils m'ont peut-être fiché. Alors à la guerre comme à la guerre, j'y suis j'y reste!» Je ne sais pourquoi nos frères algériens expriment cette quiétude de l'âme, cette sérénité jusque dans l'adversité des jours. A 28 ans, Kader vit comme à 15 ans. Sans l'angoisse des lendemains. «Mon pays est dans mon coeur, là où je vais» me dit-il, devinant sans doute mon étonnement devant tant d'insouciance. Mercredi dernier, je suis arrivé à Paris, gare du Nord, après être monté dans un TGV à Bruxelles, 1h 25 plus tôt. Aux environs de midi, je me dirige vers le quartier de «Barbès», dans le 18e où j'entre dans une «gargote», copie de celles du pays. Le garçon répétant à voix haute les plats du jour, circule entre les tables. Dans une atmosphère de hammam, des visages de tout âge sont penchés sur les assiettes de couscous, tripes, brochettes de viande...Visages d'ouvriers, de vieux retraités et...de sans-papiers. Après un bon couscous qui sentait l'huile d'olive, je me suis adressé au caissier: «Le marché de la rue de la Charbonnière est ouvert aujourd'hui?», il me répond: «Non monsieur, il y a des travaux sur la place.» Plus haut, la rue des Poissonniers donne sur la rue Myrah; plusieurs chantiers sont, en effet, en cours. Au Café central, je noue la discussion avec deux messieurs d'un certain âge. «J'étais au bled, cet été, après plus de cinq ans d'absence, et je peux te dire que les choses ont changé. Il y a partout des chantiers, tu as l'impression que tout le monde fait du commerce, et avec cela j'étais étonné par le nombre des désoeuvrés, surtout chez les jeunes! je ne comprends rien.» Son compagnon ni plus pessimiste: «Tu parles de travail? J'ai été en bateau, ce fût un calvaire. Je suis resté au port d'Alger de 10h du matin à 19h pour pouvoir sortir! Au retour, j'ai attendu deux jours pour embarquer, à cause d'une grève, semble-t-il.» A notre gauche, autour d'une table, cinq personnes, la soixantaine, jouent au cartes, au jeu de rami. Les billets de 10 et 20 euros vont de main en main. «Ce sont des pieds-noirs, des Juifs d'Algérie. Ils ne peuvent se passer de notre proximité. C'est leur passe-temps et leur travail favoris.» m'explique l'un de mes interlocuteurs. Dans le train qui me ramène à Bruxelles, je pense à la rencontre internationale qui aura lieu tout à l'heure au Parlement européen, autour du thème «l'Etat de la population mondiale en 2005-2006». Il est vrai que ce 15 septembre, l'assemblée générale des Nations unies discute des problèmes de migration dans le monde. Dans les bas-fonds Demain, j'irai parler du côté de la place Rogier et de la gare du Nord de Bruxelles, aux filles de l'Est, d'Amérique du Sud ou d'Afrique qui réchauffent les coeurs des touristes et autres âmes solitaires sous l'oeil bienveillant de policiers ou de maquereaux. Une bonne partie d'entre elles sont sans papiers, sont «clandestines», sont presque toutes «immigrées». Pour l'heure, dans le bâtiment style art déco du Parlement européen, les députés et nombreuses délégations étrangères, découvrent qu'il y a plus de 195 millions de migrants dans le monde, dont 95 millions de femmes. Ils apprennent, ahuris, qu'en 2005, les rapatriements des salaires -fonds envoyés par les migrants vers leur pays d'origine- se sont élevés à un total estimatif de 232 milliards de dollars, dont 167 milliards vont aux pays en développement. Presque autant que les fameux investissements directs étrangers (IDE). Ces chiffres ne tiennent pas compte des transferts informels, invisibles selon l'expression consacrée. Plus philosophiques, les élus européens apprennent que les migrations existent depuis que l'homme est sur terre. Adam, notre père a émigré (et même définitivement du paradis vers la terre). Abraham, était un grand voyageur, tous les prophètes ont quitté leur pays d'origine...Après plusieurs discours et ateliers de travail, un grand artiste pianiste-chanteur offre un concert son et lumière dans l'hémicycle de l'auguste institution. J'ai croisé ce soir, vers 21h, devant la salle de l'hémicycle avec mon collègue du Soir d'Algérie, Aziouz Mokhtari, le président du Parlement européen. Après le salut d'usage, il nous souhaite la bienvenue. «Nous avons une grande estime pour vous, M. le président, pour votre soutien à la liberté de presse en Algérie» lui balance Aziouz. «Je serai toujours aux côtés de mes amis algériens et de leur combat pour la liberté et la démocratie. Soyez les bienvenus au concert.» Je quittais les lieux, vers la gare du Nord, lieu de toutes les rencontres inattendues. Sun light, c'est le nom du bar de nuit de la rue d'Arscot qui longe l'entrée est de la gare. Les lumières tamisées, la fumée de cigarettes et la musique en sourdine invitent le visiteur au voyage dans le pays des sens. Là, Katia, une Maghrébine qui tient le service m'explique que «beaucoup sont des habitués, mais il n'y a pas un soir où des jeunes de toutes nationalités ne débarquent vers minuit pour s'amuser, mais surtout pour négocier un tas de combines. Vente-achat d'objets divers, faux papiers...». J'ose un peu plus: «Paraît qu'il y a des filles étrangères, sans papiers, exploitées par des vautours...» Sourire «Tu fais exprès ou quoi? C'est le quartier chaud ici. Flics bons et véreux, maquereaux et escrocs de tout acabit se côtoient ici. Chacun le sait et fréquente le quartier en connaissance de cause.» Je sors dehors, dans la rue d'Arscot les «vitrines» succèdent aux «vitrines» où des femmes de toutes origines exposent leurs charmes aux passants. Des scènes ubuesques se jouent dans la rue et derrière les «vitrines». Un africain et une Roumaine se disputent en pleine rue. Les deux sont embarqués par la police qui surgit de nulle part. Les deux sont, paraît-il, sans papiers. Le lendemain, au niveau du bâtiment de la Commission européenne, je croise Vakour, un confrère turc. «T'as vu mon ami, le dernier rapport du Parlement sur les conditions de rentrée de la Turquie à l'U.E? Ils ne veulent pas de nous, c'est clair. T'as été à la rencontre sur les migrations hier au Parlement?» Je lui dit que oui. J'ai rencontré, un peu, les migrants. J'ai appris que je ne saurais jamais parler à la place de ces gens tellement courageux, si tristes que le destin a condamné à marcher, toujours marcher vers je ne sais où.