Les médecins urgentistes travaillent dans des conditions hostiles. Bab El Oued, premier jour de Ramadhan. Il est 10h et les rues grouillent de monde. Les gens font leurs emplettes. Les magasins longeant l'artère principale sont pris d'assaut. Direction Hôpital Maillot. Il est difficile d'y aller par voiture. La circulation est bloquée et les policiers s'attellent à faire respecter le code de la route pour minimiser les tensions. Le temps de chercher un endroit pour stationner et nous voilà mêlés à la foule pour jouer du coude à coude afin de nous frayer une voie libre. Par curiosité, on décide de faire un crochet par le célèbre marché des trois Horloges, mitoyen de l'hôpital. Là, c'est une ambiance particulière qui s'offre à nous. Les étals sont noyés dans une marée humaine. Les parfums de légumes et autres épices, qui s'y dégagent, réveillent en nous des sensations qui nous enivrent. La tentation de nous engouffrer dans le ventre du site animé est grande, mais nous sommes vite dissuadés par la prise de bec entre un groupe de jeunes qui s'accrochent pour des raisons que nous ignorons. Nous empruntons les ruelles qui montent pour déboucher sur l'entrée de l'hôpital. Là aussi, les voitures bloquent tous les passages. Celles qui se dirigent vers le parking aménagé de l'établissement hospitalier sont contraintes de se ranger en file indienne attendant qu'une place se libère. Les malades, pressés de voir un médecin, laissent le soin à leurs accompagnateurs de s'occuper du véhicule et rentrent. On décide de faire un tour à l'intérieur du vaste site qui donne l'impression d'un quartier résidentiel. Tellement l'aménagement est bien fait. Des espaces verts embellissent le paysage. Le service des urgences est en rénovation. La direction de l'hôpital a aménagé un autre bâtiment pour abriter le service. Pour y accéder à pied, il faut bien une dizaine de minutes de marche. Il est situé à l'autre extrémité des lieux. On imagine alors le calvaire des malades et les personnes âgées forcées de faire ce long trajet dans les allées pour arriver à destination. Nous prenons le temps d'interroger une vieille femme sur la raison de sa présence sur les lieux. Elle a l'air de bien se porter. Elle vient pour prendre rendez-vous avec un médecin neurologue. «C'est pour mon mari qui a subi il y a quelques mois déjà un accident cérébral. Mes enfants travaillent pendant la journée et lui ne peut pas se déplacer, alors je viens moimême pour le faire.» L'agent de réception lui a indiqué le chemin à suivre. Heureusement pour elle, qu'il n'est pas aussi loin que le service d'urgence. Dernière ligne droite avant d'arriver aux urgences. Nous remarquons de loin un attroupement devant la porte du service. Première observation, l'entrée est précédée d'une fosse. Il faut faire toute une gymnastique pour éviter de se prendre au piége. Les patients arrivent essoufflés et prennent un peu de repos avant d'accéder à la bâtisse. Coup d'oeil autour de nous. L'endroit est agréable à l'extérieur mais des sacs de poubelle entreposés juste là cassent le paysage. On se croirait à l'entrée d'un immeuble dans un quartier populaire. A l'intérieur, l'éclairage est faible et une odeur forte de produits pharmaceutiques et de moisissure se dégage. La réception est prise d'assaut par les patients en quête d'une fiche de malade que le préposé au guichet remet, après avoir pris le soin de noter les renseignements utiles concernant le malade. La fiche bleue sera le quitus pour voir le médecin. C'est là que se fait le tri pour dispatcher les patients suivant les spécialités. Nous nous présentons chez un médecin qui accepte de nous donner un peu de son temps et nous brosser un tableau de la situation dans ce service névralgique. Pas la peine de le prier pour le faire. Il en a vraiment gros sur le coeur. Il nous relate calmement les petits détails de l'ambiance de travail quotidien à laquelle, lui et ses collègues, sont confrontés. «En premier lieu, dit-il, il s'agit d'un problème d'éducation. Notre société dérive. Moi et mes collègues sommes quotidiennement insultés et brimés. Les gens viennent ici pour déverser leur colère. Pour un service fait pour prendre en charge six malades à la minute, il en prend en moyenne une douzaine. Il y a des pics pendant la journée où l'on fait face à une forte pression de plus de vingt patients. Alors que nous manquons de tout.» Notre interlocuteur nous fera savoir qu'entre le discours du premier responsable du secteur et la réalité, le fossé est profond. Il nous citera le problème de la note ministérielle concernant la literie pour nous informer que les moyens de l'hôpital ne peuvent répondre aux besoins des malades. C'est en premier lieu une question de moyens, précise-t-il. Une façon de nous dire que les gens qui décident dans ce secteur sont loin de vivre la réalité. Une réalité amère qui fait ressortir le fragile statut du médecin urgentiste à qui l'on demande des miracles. Mais ce qui lui fait plus mal est le comportement des patients qui viennent pour nous insulter et nous parler avec un langage ordurier. Sur le coup, un jeune ouvre la porte et use d'un langage à la limite de la correction pour signifier au médecin qu'il est diabétique et en droit d'être pris en charge de façon urgente. Son air et sa façon de s'adresser à notre interlocuteur ne montrent aucune urgence. «C'est comme ça toute la journée, nous dit le médecin, et encore que ce dernier ne m'ait pas insulté», d'un air dépité. Soudain des cris nous parviennent de l'extérieur. Il s'agit d'un jeune homme gaillard qui vient d'arriver dans une voiture avec alarme. Il se tord de douleur et fait entendre l'urgence de son cas. Il vient d'être agressé à coups de tournevis. Des cas similaires, nous dira le médecin, sont le lot quotidien de nos consultations. Cette ambiance de travail se déteint sur les blouses blanches qui, à l'instar de notre médecin, deviennent nerveuses et tout le temps stressés. A la sortie du service des urgences, un autre médecin nous accoste. Il nous fera des révélations concernant la gestion de l'établissement. Nous saurons ainsi que l'hôpital, qui dispose de deux scanners et de deux appareils d'IRM, ne fait usage que d'une unité, l'autre est soigneusement laissée à la disposition des personnalités qui ont des entrées à la direction. Le simple citoyen n'en profite pas, cela est de notoriété publique, nous dit ce médecin, qui nous citera l'exemple des footballeurs de clubs huppés qui sont prioritaires dans la prise en charge à l'hôpital et profitent de la gratuité des soins comme les simples citoyens sans revenus. A la différence qu'eux peuvent se permettre les grandes cliniques privées puisqu'ils touchent des salaires de roi.