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L'élégance et le mépris
LA LETTRE DE AHMADINEJAD À BUSH
Publié dans L'Expression le 28 - 09 - 2006

«Nous n'avons pas besoin d'armes nucléaires, nous sommes un peuple civilisé et cultivé, et notre histoire montre que nous n'avons jamais attaqué un autre pays»
Déclaration du président Ahmadinejad au Spiegel en juin 2006
Universitaire, ancien maire de Téhéran, Mahmoud Ahmadinejad modeste, a balayé d'une façon démocratique le candidat désiré par l'Occident, Rafsandjani. Cette surprise est confirmée au fil des jours par le comportement iconoclaste de Mahmoud Ahmadinejad. Dans un entretien au Spiegel, le président iranien aborde le programme nucléaire de son pays, la Shoah, la culpabilité allemande: «L'homme que tout le monde craint». La une du magazine allemand annonce son scoop de la semaine: «Nous comprenons la logique des Américains. Ils ont été profondément choqués par la victoire de la révolution islamique. Par contre, nous nous étonnons que certains pays européens soient contre nous.» (..) S'ils s'opposent à nous, ils se feront du tort à eux-mêmes. Car notre peuple est fort et déterminé. Les Européens risquent de perdre tout rôle au Moyen-Orient et leur réputation dans d'autres régions du monde, où l'on pensera qu'ils ne sont pas capables de résoudre les crises.(1)
L'Iran n'est pas l'Irak, les Américains le savent, les Européens aussi. Outre le fait que c'est aussi un Empire civilisationnel plusieurs fois millénaire, c'est aussi un peuple de 70 millions d'habitants qui fabrique une bonne partie de la technologie dont il a besoin. C'est un pays riche en pétrole (2e) et en gaz (2e). C'est aussi un peuple qui a le sens du martyre. De plus, il ne manque pas d'atouts économiques et financiers. En annonçant la création, le 20 mars à Téhéran, d'une Bourse des pétroles libellée en euros, Téhéran agite une sévère menace contre l'économie américaine. Pour les futures générations d'étudiants, ce «20/03/06» restera peut-être comme l'une des grandes dates de l'histoire économique du début du XXIe siècle. Le choix stratégique effectué par Téhéran, risque en effet, si l'exemple est suivi, d'entraîner de grands bouleversements dans l'économie mondiale et d'affecter tout particulièrement le dollar US. Certains experts parlent d'une «véritable arme nucléaire» contre l'économie américaine.
La kermesse des débats
Les débats aux Nations unies se sont terminés comme ils ont commencé, dans l'indifférence la plus générale. En fait, c'est un dialogue de sourds entre les grands et des voeux pieux pour l'immense majorité des deux cents pays à qui on donne l'illusion qu'ils comptent. Aux Nations unies, notamment avec les deux brillants mandats de Kofi Annan - qui laisse l'ONU exsangue, sans épaisseur, aux ordres des Etats-Unis - comme au FMI, comme à la Banque mondiale, on est loin du vote d'il y a soixante ans: un pays une voix, mais plutôt un dollar une voix,voire un arsenal une voix. On comprend dans ces conditions que le Conseil de sécurité, qui regroupe les principaux arsenaux nucléaires du monde, n'en fait qu' à sa tête et les kermesses, voire les talk-shows pour faire américain, des assemblées ne font plus illusion. De Gaulle appelait déjà cette institution le «grand machin».
Cependant, les débats télévisés diffusés sur l'ensemble de la planète proposés par le président iranien Mahmoud Ahmadinejad ne sont pas passés inaperçus. Ahmadinejad ne s'est pas du tout manifesté dans le costume d'épouvantail que lui avaient déjà fait endosser les médias occidentaux, et a même probablement obtenu la radiation de la question des sanctions contre l'Iran de l'ordre du jour à venir. Ahmadinejad s'est montré ferme mais à la hauteur. De l'avis des spécialistes des problèmes du Proche-Orient, le président iranien a adopté une nette différence entre la rhétorique destinée au consommateur intérieur et les «déclarations à exporter». Dans cette situation, les Etats-Unis ne peuvent pas se permettre de déclencher une guerre en Iran et il est fort douteux que des sanctions puissent nuire à l'économie iranienne, par contre, elles sont capables d'unir davantage la société autour de l'antiaméricanisme. «L'Iran n'est pas un pays à faire du chantage et il ne cèdera pas à la pression», a affirmé le président iranien, «l'opposition américaine au programme nucléaire de l'Iran n'est qu'un prétexte politique sans fondement juridique aucun», a-t-il poursuivi devant 200 journalistes venus l'interroger sur le nucléaire iranien. Selon le président, donner des assurances aux Etats-Unis sur la nature pacifique du nucléaire iranien ne fait pas partie des engagements de Téhéran pris dans le cadre du TNP. «Que les Américains nous disent ce qu'ils ont fait pour démanteler leurs arsenaux prohibés lorsqu'ils étaient membres de l'Aiea». Je ne suis pas antisémite et les juifs sont autant respectables que les autres adeptes des religions divines; ce que je dénonce, c'est la politique de répression, d'occupation et de génocide menée partout dans le monde, y compris par Israël, a affirmé le président. «L'Iran est en faveur d'un référendum sur le sort de la Palestine et de ses habitants», a encore ajouté Ahmadinejad pour qui «la paix et la stabilité ne s'établiront jamais sans la justice».
Le président de la République islamique d'Iran, Mahmoud Ahmadinejad, a parlé longuement et posé les racines des problèmes du monde. Mahmoud Ahmadinejad a critiqué avec dureté l'ambition dans le domaine des ventes d'armes de quelques puissances et a déclaré que quelques pays avouent avec fierté qu'ils produisent des bombes atomiques de seconde et troisième générations...«Ou veulent-ils ces armes comme instrument pour menacer les gouvernements et les nations? Jusqu'à quand le monde devra-t-il vivre dans l'ombre d'une menace biologique?» Mahmoud Ahmadinejad a continué: «Si régnaient la raison, la morale et la justice, on déracinerait l'injustice et l'abus et disparaîtrait la menace.» Mahmoud Ahmadinejad a demandé à nouveau: «Ne serait-il pas mieux que les puissances hissent le drapeau de la véritable pratique de la justice, de l'amour et de la paix au lieu de continuer à multiplier les bombes atomiques et chimiques et de continuer à menacer?»
«Aujourd'hui plus que jamais, les réformes du Conseil de sécurité de l'ONU s'avèrent nécessaires.» Certains membres du Conseil de sécurité sont, eux-mêmes, responsables d'occupations, de conflits et d'insécurité dans le monde. «Pas un jour ne passe, sans que des centaines d'Irakiens ne meurent, en Irak, et ce, en dépit de la formation d'un gouvernement et d'un Parlement légal, dans le pays.» «Le Conseil de sécurité est-il capable de jouer un rôle, pour assurer la sécurité, en Irak, alors que les occupants sont membres permanents du Conseil?», «L'Iran demeure engagé envers le TNP, mais les pays qui ont déjà utilisé la bombe atomique, s'opposent à son programme nucléaire», a-t-il précisé. Le président iranien a réclamé un siège permanent au Conseil de sécurité, pour le Mouvement des Non-alignés, l'Organisation de la Conférence islamique et l'Afrique.
En référence aux attaques du régime sioniste contre le Liban, il a critiqué le Conseil de sécurité pour son impuissance à imposer même un cessez-le-feu. «Pendant 34 longues journées, les Libanais ont vécu sous un barrage de feu et de bombes et près de 1,5 million d'entre eux ont été déplacés, mais les membres du Conseil de sécurité, au lieu de s'activer pour y mettre fin, ont, dans la pratique, choisi un chemin qui a fourni l'occasion suffisante à l'agresseur d'atteindre ses objectifs militairement». «Nous avons été témoins d'un Conseil de sécurité des Nations unies pratiquement frappé d'incapacité par certaines puissances à réclamer ne serait-ce qu' un cessez-le-feu.» «Le Conseil de sécurité a été, sans sourciller, témoin d' actes cruels d'agression contre les Libanais et de la répétition de tragédies telles que celle dans Qana. Pourquoi?»
Il vient qu'un comportement aussi libre est intolérable pour les Etats-Unis. A en croire le professeur américain James Pétras, le scénario de la préparation de l'envahissement de l'Iran est depuis longtemps envisagé par l'administration américaine en coordination avec Israël. Ecoutons-le: «...Alors même que les briques du 11 septembre étaient encore fumantes, les idéologues israéliens en vue, le sénateur Lieberman et le sous-secrétaire à la Défense Wolfowitz, exhortaient Washington à attaquer l'Iran en lançant des guerres soit séquentielles, soit simultanées. Oeuvrant aux priorités régionales d'Israël, ses représentants au sein du gouvernement américain, au Pentagone (Wolfowitz, Feith & Shulsky), au Conseil de Sécurité nationale (Abrams), au cabinet du vice-président (´´Scooter´´ Libby) et au cabinet du président (Frum, le plumitif de Bush) ont falsifié des renseignements, donné les grandes lignes de la propagande (Guerre contre la Terreur, Axe du Mal) et planifié la guerre contre l'Iraq, avec l'assentiment quasi unanime du Congrès, obtenu et verrouillé par le Lobby.... Bien que les USA eussent été en guerre avec l'Iraq, bien qu'ils eussent subi plus de 20.000 pertes entre tués et blessés, bien que leur guerre eût entraîné des dépenses dépassant 430 milliards de dollars, bien que l'essentiel de leurs troupes eussent été dangereusement dispersées, les représentants d'Israël au sein de l'Exécutif et du Congrès, à travers le Lobby, poussaient les USA à procéder à une attaque préemptive contre l'Iran.»(2).
Washington, en coordination avec Israël, poursuivit sa «tactique du salami», entamant peu à peu tous les opposants réels ou supposés au contrôle américano-israélien total de la région. En isolant la Syrie, en détruisant Gaza et en «cernant» le Hezbollah (c'est du moins ce qu'ils croyaient), ils pensaient être en train de s'approcher d'une mise en quarantaine de l'Iran. En juin 2006, Israël entreprit d'envahir et de détruire Gaza, d'arrêter les dirigeants politiques du Hamas afin d'installer un nouveau régime vassal. Le même mois, le conseiller présidentiel des questions moyen-orientales, Elliot Abrams, en consultation étroite avec le commandement militaire israélien, donna le feu vert à l'invasion du Liban, afin de détruire le Hezbollah(2).
Cependant, une attaque contre l'Iran risquerait d'entraîner une invasion (iranienne) de grande envergure en Iraq, à travers la frontière, mettant en danger la position déjà précaire des troupes américaines; de plus, le Hezbollah, la Syrie et d'autres alliés de l'Iran feraient sans doute preuve de solidarité avec celui-ci, et lanceraient rapidement des représailles contre des clients des USA au Liban, dans les pays du Golfe et ailleurs au Moyen-Orient. Enfin, une telle attaque isolerait totalement les USA de leurs alliés européens, arabes et asiatiques, contraignant les USA à assumer à eux seuls la totalité du coût humain et matériel de la guerre, ce qui amènerait l'Iran à bloquer le détroit d'Hormuz, stoppant le flux pétrolier à destination de l'Europe et de l'Asie.
Le sort du monde est-il scellé?
En mai 2006, Ahmadinejad a écrit à son homologue américain une lettre où il l'exhorte au dialogue. La lettre-plaidoyer de Ahmadinejad à Bush a été très mal reçue et appréciée par les faiseurs d'opinion en Occident. Ecoutons ce qu'en pense le quotidien dit-on réputé «modéré» dont les propos sont rapportés par Bruno Guigue: «...Mêlant l'ironie à la réprobation, le quotidien Le Monde y voit une interminable leçon de morale», dont le contenu scandaleux justifie amplement à ses yeux le refus américain de toute négociation avec l'Iran. Entre autres sujets, Mahmoud Ahmadinejad y évoque le génocide hitlérien et pose une question: «Admettons que cet événement soit avéré, doit-il logiquement se traduire par l'instauration de l'Etat d'Israël au Moyen-Orient?» Horreur! Sainte indignation! «Après cela peut-on imaginer Washington plus disposé demain qu'hier, à entrer dans des pourparlers directs avec la République islamiste?», s'interroge gravement l'éditorialiste du quotidien du soir. Notons, écrit Bruno Guigue aussi dans l'éditorial du Monde, la République «islamique» a subitement mué en «République islamiste».
Glissement de sens, favorisé par la proximité lexicale, qui autorise évidemment un grossier amalgame. Alignement des médias «éclairés» sur l'air du temps: d'ailleurs ne sommes-nous pas «tous Américains?» Même son de cloche à l'émission télévisée «C dans l'air», où «l'expert en stratégie» Bruno Tertrais ricane sottement de la missive iranienne en disant qu'«on peut toujours lire ce truc», oui, mais que c'est évidemment sans intérêt, et même parfaitement incongru, tant cette prose rompt avec les habitudes du langage diplomatique. A l'unisson avec ses collègues, il nous enjoint de ne pas la prendre au sérieux, de n'y voir que du folklore, de lire «ce truc» avec un amusement condescendant. Muré dans des certitudes dignes d'un orientalisme de hall de gare, l'Occident pourra alors enfoncer un peu plus sa tête dans le sable.(3)
Mais l'intérêt de ce texte, c'est précisément qu'il subvertit les codes de la diplomatie traditionnelle! Mahmoud Ahmadinejad y parle des valeurs humanistes dont se prévaut l'Occident et en souligne la proximité avec celles dont se réclame la tradition musulmane. Il brosse un tableau saisissant de vérité du monde contemporain: l'accaparement des richesses, l'arrogance de la domination étrangère, le formidable gâchis des expéditions militaires. Il met l'accent sur les «souffrances des peuples du monde», ce calvaire des innocents provoqué par l'ambition effrénée de leurs dirigeants. Contradiction entre l'humanisme démocratique et l'intervention militaire contre un Etat souverain, illustrée par le déclenchement, sous des prétextes fallacieux, d'une guerre meurtrière contre l'Irak qui a ramené ce pays «cinquante ans en arrière». Contradiction entre la promotion universelle des droits de l'homme et la construction de prisons illégales où sont perpétrés de cruels sévices. Ces contradictions, le président iranien les décrit dans son propre style, en ponctuant son propos de références à Jésus-Christ et de citations coraniques. Comme si c'était infamant, cette missive a été qualifiée de «philosophique» par la Maison-Blanche. D'autres n'y ont vu qu'une «leçon de morale», croyant ainsi la disqualifier!.. «De Téhéran, le président iranien souligne l'étrangeté d'une politique occidentale qui ne cesse de bafouer ses propres principes. Réalité faite littérature, la lettre persane du président iranien projette sur le leadership occidental une lumière venue d'Orient qui en éclaire la vraie nature».(3).
On l'aura compris, un mépris déplacé fut la seule réponse d'un Occident enivré par sa puissance et qui pense être «installé», à l'instar du IIIe Reich, pour mille ans. Kissinger a toujours été interpellé par la chute des grands empires. Il a mille fois raison.
1.Marcus Rothe. Mahmoud Ahmadinejad, la bombe et l'Holocauste: Courrier international 1er juin 2006.
2.James Petras Les débats autour d'une guerre contre l'Iran.
3.Bruno Guigue: La lettre persane de Mahmoud Ahmadinejad Site oumma.com mardi 23 mai 2006.


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