Alors qu'il plaide pour la reconnaissance du génocide arménien par la Turquie, il refuse ce même droit aux Algériens. Lors de sa visite en Arménie, le président français, Jacques Chirac, s'est livré, quoique avec solennité, à un périlleux exercice de lecture de l'histoire à deux vitesses, d'où les relents électoralistes, à un jet de pierre de la présidentielle de 2007, ne sont pas absents. Devoir de mémoire pour l'Arménie, et amnésie pour l'Algérie. Ainsi donc, bercé à Erevan par la voix mélodieuse de Charles Aznavour, véritable icône dans son pays d'origine, Jacques Chirac a emprunté aux accents gaulliens pour tancer Ankara et la rappeler vivement à son devoir de mémoire, en allant jusqu'à déclarer à la presse: «La Turquie doit reconnaître le génocide arménien avant de pouvoir adhérer à l'Union européenne». Ce faisant, le chef de l'Etat français, jusque-là plutôt favorable à l'adhésion à terme de la Turquie, se montre plus royaliste que le roi, puisque Bruxelles n'exige pas une telle condition dans le cahier des charges soumis au gouvernement d'Ankara. On peut dire qu'entre deux Charles (Aznavour et de Gaulle), Jacques Chirac a prouvé ses talents de comédien, pour un homme qui traîne une casserole vis-à-vis d'un pays comme l'Algérie, où les crimes coloniaux ne sont toujours pas reconnus, et où, lui-même, était venu faire son service militaire en tant que volontaire. Comment peut-on qualifier une telle façon de convoquer l'histoire et de l'interpréter, sinon de mémoire sélective. En déclarant que «tout pays se grandit en reconnaissant ses drames et ses erreurs» il donne injonction à Ankara de montrer sa grandeur, sans exiger la même formalité de la France vis-à-vis de son passé colonial. Entre les deux pays et les deux situations historiques, le parallèle est vite fait, d'autant plus que cette fois, pour mieux faire monter les enchères, les médias de l'Hexagone n'ont pas hésité à faire dans la surenchère et franchir le Rubicon en falsifiant les chiffres et en faisant dans la manipulation: jusqu'à une date récente, les chiffres concernant le nombre de morts en Arménie étaient de 100.000 victimes et voilà que subitement, ce chiffre a grimpé en flèche, en jouant aux montagnes russes, à 1.500.000 victimes. Comme de juste, c'est le chiffre des martyrs algériens pendant la période s'étalant de 1954 à 1962. En remodelant l'histoire, Chirac continue d'appliquer le principe des deux poids deux mesures, comme si ce qui est vrai pour la Turquie n'est pas valable pour la France. «Quand, de surcroît, il s'agit de s'intégrer dans un ensemble qui revendique l'appartenance à une même société et la croyance aux mêmes valeurs, je pense, qu'effectivement, la Turquie serait bien inspirée, au regard de son histoire, de sa tradition profonde, de sa culture qui est aussi une culture humaniste, d'en tirer les conséquences». Et le président Chirac, de citer, dans la foulée, pour appuyer son argumentaire, l'exemple germanique. «Peut-on dire que l'Allemagne, qui a profondément reconnu la Shoah, a pour autant perdu son crédit». Elle s'est grandie, a-t-il précisé. La logique du raisonnement est poussé encore plus loin, puisque le locataire de l'Elysée n'hésite pas à mettre la France dans la balance: «On pourrait le dire pour la France et pour d'autres pays». Joignant l'acte à la parole, le président français a rendu hommage aux victimes arméniennes de 1915-1917 en déposant une gerbe au pied du monument Tsitsernakaberd à Erevan, avant d'inaugurer la Place de France dans le centre de la capitale arménienne. On rappellera, pour nos lecteurs, les gestes de la France dans le cadre du devoir de mémoire: non seulement le Parlement français a reconnu le génocide arménien en 2001, mais en plus, Jacques Chirac, lui-même, avait tenu un discours au Val d'Hiver en 1995, dans lequel il avait souligné la responsabilité du régime de Vichy dans la déportation des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Autre geste symbolique; le président français, accompagné de son épouse Bernadette, a planté un sapin au milieu de la forêt de petits épineux laissés par les personnalités venues sur le site d'Erevan. La reconnaissance de génocide est valable pour les Juifs et les Arméniens, mais pas pour les crimes commis par la France coloniale pendant 132 années d'occupation, et aucun pardon n'est venu justifier la signature d'un traité d'amitié entre les deux pays, la France et l'Algérie.