Incontournable s'il en est, le témoignage de Ali Benhadjar l'est de toute évidence. Lors de toutes les rencontres que nous avons eues, se détachait de lui sans cesse l'image d'un homme qui ne veut ménager personne, qui ne fait des concessions ni aux autorités algériennes ni à ses anciens compagnons du GIA. D'où l'extrême importance de ses paroles, qui sont demeurées entières, les mêmes, inchangées, depuis plusieurs années. Dans un petit livre intitulé «Qadhiat el-rouhbane el-moukhtatafine» ( Affaire des moines enlevés) ; il revient sur l'événement, en rappelant le pacte de non-agression que son groupe avait signé avec les religieux français. «Dans la nuit du 24 au 25 décembre 1993, qui est la nuit de la fête de Noël chez les chrétiens, nous nous sommes rendus au monastère des moines de Tibhirine depuis les montagnes de Tamezguida qui le surplombent de leurs hauts sommets. Notre groupe était composé comme suit: le cheikh Younes,( Sayeh Atiya, ndlr), le frère Ayoub (Lounès) d'Alger, le frère Laïd Ziani, de Quetiten, le cheikh Aïssa Hamza, le plus âgé d'entre nous, de Blida, le frère Thabet, de Tamezguida, et moi-même, j'étais alors l'adjoint de cheikh Younès. En tout, nous étions six. Lorsque nous arrivâmes au monastère après le coucher du soleil, nous le trouvâmes fermé. Laïd escalada le mur, sauta à l'intérieur du jardin et nous ouvrit la porte. Je restai avec le cheikh Aïssa et le frère Thabet dans la rue devant la porte pour surveiller et écarter gentiment les voisins qui passaient par là et remarquaient notre présence. Le cheikh Attiya, Ayoub et Laïd s'avancèrent dans le monastère pendant que nous attendîmes plus d'une heure et demie leur retour. La veille, le cheikh Attiya m'avait consulté au sujet des moines, et je lui avais dit qu'ils étaient pacifiques, nous le savions à Médéa, et que peut-être ils nous aideraient médicalement et matériellement comme ils avaient aidé nos frères pendant la première révolution. Il partageait mon avis et décida de passer à l'action cette nuit, comme je l'ai indiqué. Lorsque nos trois frères sortirent du monastère, ils se dirigèrent vers nous et nous informèrent de ce qui s'était passé depuis leur entrée dans le monastère jusqu'au moment où ils avaient quitté les moines. Laïd, le premier à être entré dans le monastère, demanda aux moines de s'agenouiller contre le mur et -que Dieu ait son âme- comme il ignorait le français, il leur parla en langue arabe. Ils comprirent et s'exécutèrent, terrorisés. Lorsque le cheikh Attiya entra dans la salle ainsi que Ayoub, demandant à Laïd de reculer un peu, il s'avança et le frère Ayoub leur parla en français et leur annonça qu'ils ne leur voulaient pas de mal, mais qu'ils étaient venus pour une mission de paix. C'est alors qu'ils reprirent confiance et exigèrent des frères de ne pas effrayer davantage leur doyen, le médecin, qui était âgé, malade et alité dans une autre chambre, et les frères les rassurèrent à ce propos. Les frères avaient trouvé une table pleine de bougies, car les moines étaient sur le point de célébrer cette nuit selon leur religion. Ils n'étaient pas seuls puisqu'il y avait avec eux un hôte nommé Nicolas, qu'on appelle El Djillali, un Français qui travaille comme professeur dans l'enseignement secondaire (et, dernièrement, universitaire) à Médéa, et trois autres hôtes africains, qui étaient probablement du Burkina Faso. Lorsque le médecin se présenta, les frères parlèrent avec lui. Il commença par refuser l'aide, mais ne tarda pas à accéder à la demande du cheikh Attiya, qui parla au nom du Groupe islamique armé en sa qualité d'adjoint à l'émir du GIA Djaafar el Afghani, et en même temps en tant qu'émir de la Katiba el Khadra pour la wilaya de Médéa. Les moines connaissaient le cheikh Attiya à travers les journaux et ce que les gens en disaient, notamment sa façon de parler du nez, de s'adresser à eux, et l'obéissance dont faisaient preuve à son égard les autres moudjahidine. Mais ils se rassurèrent lorsqu'il leur parla en français et leur exprima son souhait de les voir aider le djihad matériellement ainsi que par des soins et des médicaments. Ils acceptèrent cette demande et lui promirent de soigner les malades et les blessés et de fournir des médicaments en cas de besoin. Ils s'excusèrent pour l'aide financière en faisant valoir que leur situation était loin d'être prospère et qu'ils avaient tout juste de quoi subvenir à leurs besoins. Les frères en prirent acte, et le cheikh Attiya leur donna l'aman, c'est-à-dire le serment qu'ils ne seraient pas agressés et que les moudjahidine ou le peuple ne leur feraient aucun mal tant qu'ils seraient fidèles à leur promesse de coopérer avec nous. Cette promesse de l'aman, je l'ai entendue de mes propres oreilles du cheikh Attiya à l'extérieur du monastère». La suite se résume ainsi: «En 1995, Djamel Zitouni était de plus en plus isolé, et prenait des décisions de plus en plus irréfléchies. Il nous avait ordonné le rapt des moines lorsqu'il essayait de rétablir son autorité sur la katiba de Médéa. Nous lui avons répondu que nous leur avions donné une parole de croyant et que nous comptions la respecter. Nous devions prévenir les moines des risques qu'ils encouraient. Mais, en fait, le GIA avait déjà préparé son coup avant de passer très vite à l'action avec l'aide de quelques éléments de la région de Médéa. Devant notre refus d'enlever les religieux, il fit appel aux katibate de Berrouaghia, de Ouzera, de Blida et de Bougara. La nuit de l'enlèvement, en passant par Médéa, ces unités de combat tuèrent plusieurs jeunes sur leur chemin, et lorsque nous avons eu l'information de ce mouvement, il était déjà trop tard. Ce que je sais, c'est qu'au deuxième jour, le mouvement se deplaçait vers Guerrouaou, et l'aviation bombardait l'endroit. Je ne pense pas que c'était la meilleure solution pour les libérer...»