Damas ne cesse de donner, en vain, des signes de bonne volonté à la Maison-Blanche. Il n'est nullement possible d'évoquer les excès langagiers et les attaques et les contre-attaques des deux camps en présence sans se référer à la résolution 1559 du Conseil de sécurité, mise en oeuvre par la France et les Etats-Unis, invitant la Syrie à évacuer le Liban, aujourd'hui effective, et le Hizbollah à désarmer ses troupes. Comme il est utile de suivre les désaccords survenus entre Hariri, alors Premier ministre et Joumblatt d'un côté et entre Joumblatt et Lahoud surtout, après la décision prise par le Parlement de prolonger de trois ans le mandat du président, ce qui n'était nullement une «première» d'autant plus que Hraoui avait déjà bénéficié de la même mesure en 1996. Les césures sont trop profondes et les alliances sont extrêmement changeantes. Joumblatt qui a toujours soutenu la présence syrienne, va se retourner contre ses anciens amis pour se joindre à Amine Gemayel et exiger le retrait des troupes syriennes tout en insistant sur la responsabilité de Damas dans la mort de Tuéni, de Pierre Gemayel et de Rafik Hariri qui connut à plusieurs reprises les foudres du leader druze, alors qu'il dirigeait le gouvernement. Dans cet imbroglio libanais où les excès de langage, les anathèmes, les rebondissements et les retournements d'alliances ont pignon sur pratiques et discours politiques, les interventions extérieures sont multiples et orientent l'échiquier politique. Tout le monde savait que la Syrie et le Liban seraient les deux autres pays arabes allant connaître une profonde déstabilisation après l'Irak. Malgré les tentatives de Damas de se rapprocher de Washington en montrant patte blanche, l'actualité a fini par la rattraper malgré elle. Que gagnerait Bachar El Assad à faire tuer dans le contexte actuel, quelqu'un comme Gemayel ou Hariri qui n'a jamais montré d'opposition ouverte à Damas? Il faut savoir que la veille de son assassinat, il déclarait à un journaliste du quotidien paraissant à Beyrouth, Essafir, qu'il privilégiait des relations d'amitié avec la Syrie. Le milliardaire El Hariri, fils d'ouvrier agricole de Saïda, qui va devenir le propriétaire d'un grand empire médiatique, n'a jamais coupé les ponts avec Damas. Bien au contraire, en 1992, c'est grâce aux Syriens qu'il accède au poste de Premier ministre qu'il tentera de quitter à trois reprises en 1994 et 1995 en déposant sa démission, mais, chaque fois, El Assad réussit à le convaincre de rester. Dans son rapport annuel de 1997, l'organisation Reporters sans frontières considérait Hariri comme un chef de gouvernement inféodé à la Syrie: «Sous couvert de donner un cadre légal à l'audiovisuel libanais, le gouvernement Hariri a, sous l'oeil bienveillant de Damas, procédé à une répartition des fréquences, qui s'est faite au bénéfice des principaux leaders politiques du pays; il a, par là même, interdit à l'opposition de posséder radio ou télévision. Le maître mot de la presse libanaise est ´´autocensure´´. Le petit nombre d'atteintes à la liberté de la presse recensées chaque année ne saurait occulter les pressions indirectes exercées sur les journalistes afin qu'ils n'abordent pas les sujets décrétés ´´tabous´´. Les pressions sur les rédactions sont permanentes, grâce, notamment, aux services de renseignements du ministère de l'Intérieur, qui travaillent en étroite collaboration avec les autorités syriennes. La prégnance du grand pays voisin et le régime de Damas ne peuvent, en aucun cas, être mis en cause. Sont également prohibées les questions de corruption, ou certaines ´´affaires´´ impliquant les principaux responsables de l'Etat». Pouvoir et opposition usant souvent d'un langage excessif se partagent un cadavre qui semble paradoxalement à la fois, diviser et unifier un pays en guerre latente. Mais il faut savoir que l'ultralibéral Rafik Hariri qui a opéré une grande politique de privatisation (services publics, eau, électricité, télécommunications, aéroports, ports) et qui voulait faire du Liban une sorte de «Singapour du Proche-Orient» pour le reprendre, a été fortement critiqué et même suspecté d'être impliqué dans des scandales financiers et de favoriser ses entreprises dans la reconstruction du pays. L'exclusion paraît être l'espace commun des responsables politiques libanais qui avaient, les uns et les autres, pactisé à un moment de leur Histoire avec une Syrie trop marquée par ses retournements d'alliances et sa propension à semer la division pour s'imposer comme lieu arbitral d'une scène politique libanaise traversée par d'inexplicables luttes de tranchées et de graves blessures historiques. Le Liban d'aujourd'hui est très proche de la situation de 1975. Un incendie éventuel affecterait toute la région, même si la Syrie est le premier pays visé par cette tentative de transformer radicalement la carte géopolitique du Moyen-Orient. Damas ne cesse de donner, en vain, des signes de bonne volonté à une Maison-Blanche qui a, d'ores et déjà, classé ce pays dans la catégorie des «infréquentables», même si les choses s'assouplissent quelque peu à tel point qu'à Washington et à Londres, on ne s'oppose plus à une sorte d'intervention syrienne dans les débats et les discussions sur les possibilités de règlement de l'affaire irakienne. La Syrie qui est entrée au Liban en 1975, encouragée par les Américains et poussée indirectement par les Israéliens, pour soutenir les maronites, dans le but de ne pas perturber la paix séparée avec l'Egypte conclue par les accords de Camp David, est incitée à atténuer ses relations avec Téhéran, se trouvant ainsi isolée et obligée, peut-être, de brader une partie du Golan en contractant une «paix séparée» avec Israël. L'enjeu libanais est extrêmement important dans la mesure où il met en jeu la carte géopolitique du conflit israélo-arabe. Certes, la Syrie a toujours manigancé certaines affaires, en faisant et en défaisant les alliances par tous les moyens, et en cherchant à noyauter le jeu politique libanais, mais toute implication dans la mort du ministre de l'Industrie semble exclue, illogique et trop peu rationnelle dans les conditions actuelles. Une internationalisation de la question libanaise, c'est du moins ce qui est prévisible, donnerait un sérieux coup de massue à Damas et par ricochet, à la résistance palestinienne. C'est pourquoi, l'idée d'un tribunal international sur l'assassinat de Rafik el Hariri pose problème, à la limite, au niveau de la composante de cette juridiction. Au Liban, scandales, polémiques et règlements de comptes marquent la vie politique. D'ailleurs, un peu comme dans tous les pays arabes, la notion de partis reste traversée par des contingences tribales, ethniques et religieuses. C'est ce qui donne à voir une «classe» politique, peu encline à développer des sujets sérieux ou à favoriser la mise en oeuvre de projets idéologiques. La mosaïque humaine provoque de profondes tensions et préfigure les graves césures qui caractérisent une société condamnée à ressasser les temps nostalgiques du Liban d'avant- 1975 et à regarder, impuissante, le partage de l'Etat par des féodalités et des groupes d'intérêts communautaires. L'Etat est l'otage de communautés religieuses faisant et défaisant les conflits au gré des intérêts et des alliances se construisant sur des réalités flasques et des discours en porte-à-faux avec une impossible unité que l'hymne national n'arrive pas encore à souder. Les bégaiements de l'Histoire font le reste. L'assassinat de Pierre Gemayel n'est pas une première. La liste est longue.