On les appelle « Kiyala », mais ils peuvent être enviés vu leur standing ! Sur les quais du port d'Oran, ils sont plusieurs à se partager le pactole. Communément on les appelle «les kiyalas» que l'on pourrait traduire par les «approvisionneurs» et c'est bien là leur boulot qui consiste à approvisionner à partir de la rapine un marché très particulier. Les kiyalas sont des voleurs qui hantent à longueur d'année les quais du port. En règle générale ils s'attaquent à tout ce qui peut être volé, mais ce sont surtout les céréales notamment l'orge, le blé, le maïs et les tourteaux qu'ils convoitent le plus. Le blé tendre n'est pas d'un bon rapport et donc ne les intéresse pas vraiment. Ce qui n'est pas le cas pour ce qu'ils appellent dans leur terminologie très particulière «l'or blanc du port» en l'occurrence le sucre, un produit hautement prisé. Les kiyalas existent depuis toujours et dans l'enceinte portuaire, ils font partie du décor. Toutefois, ils se répartissent en plusieurs catégories. Chez les dockers, il circule sur eux des dizaines d'anecdotes. «Un jour du temps de l'économie planifiée, les responsables ont décidé de mettre un terme à cela en en recrutant quelques-uns. L'une de ces nouvelles recrues ne pouvant s'empêcher de ramasser et ne voulant pas perdre son nouveau job, trouva la solution en remplissant chaque jour un sac de terre et qu'il transportait jusqu'à l'entrée du port pour le déposer devant le poste de contrôle.» Certains d'entre eux roulent en Nubira ou en Renault express Cette anecdote c'est un docker «kiyal» à ces moments lorsque l'opportunité est bonne qui la racontera. Certains de ces «kiyalas» roulent en Nubira ou en Renault express. Ils sont conducteurs de grues, dockers, clarckistes... et qui, après avoir terminé les heures de travail, ne se gênent pas à remplir quotidiennement un, deux ou trois sacs de 40 à 50 kg de céréales ou de tourteaux. «La sortie est un jeu d'enfant», nous dira-t-on, car il est très rare que les véhicules du personnel soient contrôlés et s'ils le sont on évite de faire cela trop sérieusement, car au port tout le monde tient tout le monde», nous dira ce «kiyal» d'une autre catégorie. Lui est «kiyal professionnel». «C'est là ma seule et unique activité», dira-t-il. Ils sont une vingtaine et viennent d'horizons très divers. Saïd est un Chaoui «pur-sang» comme il tiendra à le souligner, il a découvert le port durant son service militaire lorsque, au hasard d'une affectation, il est désigné pour assurer la sécurité durant la décennie précédente. Depuis il n'est plus reparti. Karim est originaire de Skikda, sa famille le croit en France alors qu'il est depuis des lustres au port d'Oran. Les kiyalas viennent de tous les quartiers de la ville, certain de Carto, d'autres vivent à Ras-El-Aïn, il y en a qui viennent de Gambetta et même de Sidi Bachir dans la banlieue-est de la ville. Les kiyalas arrivent comme tout le monde à l'heure où s'ouvrent les portes du port. Il faut dire que pour eux les portes ne sont pas véritablement un problème tant les entrées ne manquent pas. Selon les connaisseurs, ils seraient même plus ponctuels que les travailleurs. Commence alors pour eux la chasse, généralement c'est autour des bateaux céréaliers, sous la pompe à grain, autour des silos, des hangars et des camions qu'on trouve les kiyalas à la moindre occasion et ce n'est pas cela qui manquerait, c'est une nuée de sauterelles qui s'abat sur un champ. Le sac plein à moitié, il est caché quelque part entre deux containers dans les hautes herbes ou dans un coin peu fréquenté. La sortie est pour eux un jeu d'enfant, gare au camionneur qui ne s'y prend pas de bonne grasse. Un accident peut vite arriver. Il serait facile d'attendre le camion à la sortie Est du port et de lui balancer un pavé qui réduirait en miettes un pare-brise de plusieurs millions de centimes. C'est là un risque que les chauffeurs ne veulent pas courir d'autant plus que généralement ils ne sont que des employés. Les sacs sont camouflés sous le grain en vrac, quant au kiyal il peut aussi bien être installé dans la cabine que quelque part sous la remorque ou simplement accroché à l'arrière. Des pertes estimées à dix tonnes par jour Une fois passé la porte c'est un jeu d'enfant pour décharger la marchandise. Habituellement le camionneur n'a même pas à s'arrêter. Certes, nous dira-t-on «il arrive que l'on soit arrêté avec un sac, mais en règle générale, les gardiens et autres agents de sécurité se contentent de récupérer la marchandise.» D'ailleurs les kiyalas suspectent certains de ces gardiens de garder plutôt la marchandise pour eux. Communément, une fois la marchandise récupérée cela ne va jamais plus loin. D'autant plus que cette marchandise peut passer pour des restes de balayures ramassés sur les quais. Il n'est pas possible d'estimer réellement les quantités de céréales chapardées par les kiyalas. Toutefois, les pertes pour la seule pompe à grain dues à la rupture d'un panneau de protection, étaient estimées à quelques 10 tonnes jours. Un spécialiste estime qu'en moyenne 40 à 50% des «pertes» étaient récupérées par les kiyalas. Cette estimation est difficile à faire parce qu'il est rare qu'un chargement ne soit pas excédentaire. Cet excédent de plusieurs tonnes est censé compenser les pertes dues à la dessiccation du chargement. Que deviennent ces produits une fois sortis du port. Lorsqu'il s'agit de céréales et de tourteaux de soja, ils sont écoulés au marché à bestiaux derrière les abattoirs. Les «kiyalas» n'aiment pas être traités de voleurs Le prix du quintal se négocie en fonction de la qualité pour le soja cela peut monter très haut jusqu'à 2000, voire 2500 DA le quintal. Les clients des kiyalas sont surtout des éleveurs engraisseurs de la région qui ne bénéficient pas de grandes superficies pour le pacage et n'ignorent pas qu'ils paient là un bon prix pour des produits qui leur permettent d'obtenir rapidement un bon engraissement de leurs bêtes et même d'offrir une viande persillée d'excellente qualité en réduisant un tant soi peu les coûts de production. «Je gagne entre 1500 et 3000 DA par jour, en tous les cas, jamais je n'ai gagné moins de 1000 DA», nous déclare Mustapha qui insistera pour dire qu'il n'est presque jamais rentré bredouille en 4 années. Devant le sourire de son complice, il avouera tout de même que cela lui est arrivé une seule fois. «Ce jour-là un gardien avait trouvé la planque où j'avais caché deux sacs.» Le marché à bestiaux n'est pas le seul débouché. Depuis quelque temps, le marché commence à s'organiser et certains parlent d'un camion qui stationnerait quelque part dans une rue discrète à Gambetta et qui achète les graines de la rapine. Quant au sucre, les importateurs ont fait contre mauvaise fortune bon coeur et pour éviter que les sacs soient éventrés d'un coup de lame, ils préfèrent livrer aux kiyalas leur quota 3 à 4 sacs par jour qu'ils se partagent. Les kiyalas n'aiment pas être traités de voleurs car, pour eux, il ne s'agit surtout pas de vol. Si l'on tient à les comparer à quelque chose, ce serait plutôt aux glaneurs qui, dans le passé, recueillaient ce qu'il restait sur les champs après la récolte. S'il faut de temps à autres donner un coup de pouce pour qu'il en reste un peu plus sur les quais en ouvrant une trémie, ou autour des immenses hangars en agrandissant une petite ouverture, ou en donnant quelques coups de couteau dans une pile de sacs presque par accident. Les «kiyalas» sont partie intégrante de la vie du port, d'ailleurs ils abandonnent les quais à l'heure fixe lorsque retentit la sirène qui signale la fin de journée, ils ne sont déjà plus là, les plus vieux ont déjà 8, 9 et 10 années d'exercice. Certains sont d'anciens dockers qui, pour une raison ou une autre, ont quitté l'entreprise portuaire. D'autres exhibent un certificat médical attestant d'une maladie coeliaque et qu'ils doivent se nourrir ou mieux nourrir un bébé avec de la farine de maïs. Ce qui ne justifie en rien les quantités détournées, mais a l'avantage d'amadouer les agents de sécurité. Certains vous disent carrément qu'ils ont une famille à nourrir, voire quelques volailles. Un vieux kiyal devenu docker depuis et si de temps en temps il revient à ces premières amours plus par nostalgie que poussé par le besoin racontera cette anecdote: «A une époque toute récente où les importateurs importaient des vaches, un groupe de kiyalas ne trouva rien à ramasser, aussi l'un d'entre eux alla chercher un seau et s'est mit à traire les vaches et finir par emporter une dizaine de litres de lait frais». Vraie ou fausse l'anecdote vaut ce qu'elle vaut, mais elle participe à tisser la légende des kiyalas autour de leur devise : «Ne jamais sortir les mains vides».