Quand le prélude de l'action est la maîtrise de soi, le sage construit sa colère. Pour avoir eu un sens très aigu de la justesse des mots et une habileté saine à voir la réalité autour de soi -et en soi-, que de scandales l'homme a provoqués dans sa société soucieuse autant du succès de sa propre politique que de sa propre dévotion. Toute mystique est bonne dira encore le sage original, pourvu que, tout en menant à tout, elle permet d'en sortir sans être obligé de résoudre le problème de l'amour imparfait consacré à l'Amour, sans surtout courir le risque d'un châtiment de sa présomption!...Dans cette réflexion personnelle, je ne vois aucune hérésie pas plus que dans La Dernière prière de Hamid Grine qui tend à ses lecteurs algériens le miroir de leur société actuelle, et eux, tout dedans, bien en évidence. Roman, essai, peu importe, seule l'écriture compte dans cet ouvrage comme dans tout ouvrage qui ne ment pas. Il y a du soin dans ce qui y est exprimé et assez de respect de soi-même pour que l'écrivain n'imite personne. Quelle chance! nous échappons au style amphigourique ou prétentieux de tant d'auteurs qui, dévorés par l'ambition vertigineuse d'éblouir leurs pauvres lecteurs, dont nous sommes, sont encore pressés par l'envie furieuse de parvenir à un art hors de leur portée. Hamid Grine raconte une vie sociale ébranlée, limitée à la période tragique des années 90, et focalise sur un personnage central, et vraiment ni de gauche ni de droite, ni rien d'autre; et c'est Hawas, un journaliste, près de son Littré, fort en thème et en bagou. Il est fidèle à toutes les amours illicites et il est très attaché à des valeurs qu'il estime authentiques avec raison. Son prénom, comme par hasard, veut dire «le flâneur». Pourtant, c'est son frère aîné qui le lui a donné «en hommage au colonel Hawas». Son nom Hawate (pêcheur) renforce le comique de situation auprès de ses maîtresses. En société, Hawas «ressemble à n'importe qui, sauf à Marcello Mastroianni» qu'il ne tient pas pour vrai modèle de séducteur. Mais «Il se suffit à lui-même» et l'on peut dire que, par ailleurs, son métier et «ses nombreuses lectures lui ont permis de se faire une idée à peu près exacte sur la fragilité du genre humain et particulièrement des plus grands». Alors, il a inventé l'ambiguïté absolue, et c'est plus fort que la théorie de l'absurde. Le pouvoir de Hawas est tout entier dans son «expérience» de la vie; «Il ne ressemble à personne»; «Enfin, rien d'un aigle ou d'un monstre». Pourtant, l'opinion que Hawa, son «ex», a de lui semble la plus appropriée: «Je n'ai jamais rencontré quelqu'un comme toi. Tu te suffis à toi-même. Sous des dehors modernes, tu es un homme d'hier. Tu finiras imam ou pochard...Peut-être même les deux.» Or ça, pour le savoir, il faut aller jusqu'au bout de l'histoire fictive de ce Hawas et pour comprendre ce personnage épais, tangible, dur, mais qui peut pleurer «à chaudes larmes», qui a «une admiration sans borne pour le Prophète» (QLSSSL), mais «qui a beaucoup d'aventures...», qui a une culture vaste, mais qui a devant les yeux le voile «de l'aveuglement dans le jugement», il faut s'assimiler les intentions définies en filigrane par l'auteur. Le mystère d'une vie complexe envahit tout le livre qui devient violent, gênant, choquant. Une atmosphère fantasmagorique s'y développe, s'y installe: un film se déroule avec une allure impétueuse page à page...L'auteur fait apparaître Hawas sous les traits d'un personnage algérien, plutôt «d'un citoyen algérien», ne portant aucun masque, se laissant aller à ses fantasmes, ses passions, ses croyances dans tous les domaines, -à ses humeurs d'homme de chair et de sang. Cependant, au-delà du conflit multiple qui perturbe la conscience de ce personnage fier de se sentir agrégé à un groupe social nouveau, il reste que cette oeuvre est à la mesure humaine au juste point de lumière pour révéler l'événement social analysé... Aussi, quand la voix du grand cheikh parvient à Hawas, disant «Mourez avant de mourir!», se demande-t-on quel sera son destin? Lui, il reste entre «sa foi et ses passions», car il pense que «l'important n'est pas le moment de la mort, mais ce qu'il faut faire de ce moment. Comment vivre intensément chaque seconde, en attendant de mourir.» Son sort est fixé ou plutôt c'est lui-même qui tente, dans le silence précédant «la petite mort», de se fixer un sort. La source charnelle de ses espérances désolées et de ses délectations inassouvies l'incite, en cela, à un recueillement. «Mais avant, il se dit, et ce n'est pas de son habitude, qu'il est bon de faire la petite ablution. Pour la dernière prière avant l'aube.»