C'est ce regard totalisant et intégriste qui rend presque impossible toute relation normale entre les deux univers. L'Arabe est un éternel barbare. Le regard porté sur les Arabes reste toujours travaillé par une Histoire trop controversée et marquée par le discours religieux latent ou explicite. On se souvient de la fameuse «croisade» de Bush, des déclarations de Berlusconi ou de certains hommes politiques et journalistes européens et américains. Certes, le propos reste à nuancer malgré les graves glissements sémantiques investissant le langage politique et idéologique occidental. L'Occident n'est pas une totalité hermétique, mais un ensemble, certes, peu cohérent, encore caractérisé par les stigmates d'une idéologie judéo-chrétienne profondément ancrée dans l'imaginaire de l'Europe. Le conflit israélo-palestinien, la situation en Irak, les attaques continues contre les pays arabes et l'islamophobie ambiante caractérisent ce discours «occidental» trop marqué par des comportements arrogants et des situations intenables de conflit et un discours paternaliste et foncièrement européocentriste. Les thèses de Huttington ou de Bernard Lewis, d'ailleurs sérieusement combattues par le Palestinien, Edward Saïd, privilégient l'idée de «conflit des civilisations» et confortent un discours colonial trop empreint par un «occident-centrisme» qui considère que toute réforme, tout comportement et toute attitude devraient être façonnés par l'Occident qui fonctionne comme un véritable empire, certes, traversé par de nombreux conflits d'intérêts. Les dossiers arabes sont tous pris en charge par les Américains comme si les Arabes étaient congénitalement incapables de gérer leurs affaires. Quantité négligeable Mais il est vrai, également, que les pouvoirs arabes, en conflit avec leurs sociétés, contribuent grandement à la reproduction de ce discours parce qu'ils estiment que leur maintien dépend exclusivement du bon vouloir des puissances occidentales. Ils n'ont pas tort. Tous parlent aujourd'hui à l'unisson de «démocratie» alors que les mêmes oligarchies gouvernent toujours. Il eut fallu de fortes pressions des Américains qui ont tout à fait raison de défendre leurs intérêts pour que les cheikhs du pétrole et les autres se mettent, pour satisfaire les demandes occidentales, à pérorer le discours démocratique. Tout se fait dans les pays arabes en fonction des attentes de l'Occident. Les foules arabes, dépourvues de citoyenneté et de parole autonome, constituent, aux yeux des pouvoirs en place, une quantité négligeable. Leurs voix ne pèsent pas lourd devant les pratiques répressives. Bush veut mettre en application les idées de Fukuyama sur ce qu'il appelle la «fin de l'Histoire» en tentant de généraliser la démocratie et les pratiques néo-libérales. Ainsi, le centre et la périphérie, pour reprendre Samir Amin, sont en quelque sorte institutionnalisés. Le discours «occidental» sur les Arabes a une histoire qui remonte loin dans le passé des relations conflictuelles entre ces deux mondes. Les uns et les autres, Occident et Orient, ont intériorisé des attitudes agressives et des comportements antithétiques et antagoniques. La colonisation a encore aggravé sérieusement les choses, elle a profondément conforté et renforcé le discours négateur des Arabes. D'ailleurs, ce regard dévalorisant et péjorant, traverse de nombreuses contrées idéologiques. Même Marx, lui-même, a produit dans ses textes une image trop européocentriste, analysant, à l'aune des grilles «occidentales», une société algérienne, trop en porte-à-faux avec ses schémas préétablis. Aujourd'hui, avec l'occupation de l'Irak, l'arrogance et la pauvreté du discours médiatique «occidental», la composante de la «coalition», trop marquée, les attaques continues contre les Palestiniens, les choses deviennent plus tragiques. L'Arabe n'a pas de singularité, comme celui que tue Meursault de Camus, parce qu'il est tout simplement un Arabe (la majuscule lui sied à merveille). D'ailleurs, les Arabes sont devenus des suspects et de potentiels candidats au meurtre. Il n'est plus facile d'être un Arabe dans le monde d'aujourd'hui, subissant la suspicion de l'Occident et la répression des régimes en place. Une analyse du discours employé dans l'ouvrage du chef des inspecteurs de l'ONU, Irak, les armes introuvables, donne à voir ce regard de l'Arabe considéré comme quelque peu dérangé, peu digne de confiance. De nombreuses productions littéraires et cinématographiques façonnent cette image. La thèse de Edward Saïd sur l'oeuvre de Joseph Conrad apporte énormément d'informations. Les images de Saddam et de ses fils exposés dans un état lamentable dans des télévisions occidentales qui condamnent vite ce type de pratiques s'il s'était agi d'images d'Occidentaux, provoquent une réaction violente de rejet des valeurs occidentales et installent une logique de «guerre des civilisations», peut-être l'oeuvre du complexe militaro-industriel. On se souvient des déclarations du secrétaire d'Etat américain à la Défense, Ronald Rumsfeld, quand les Irakiens ont montré des photographies de soldats américains. Les conventions et les textes législatifs obéissent à une grande manipulation, d'ailleurs légalisée. Usage atrophié des conventions internationales. Les scènes ordinaires de torture en Irak ont, une fois révélées au grand public, semblé émouvoir les grands de ce monde qui savaient ce qui se passait dans ce pays où la condition humaine n'est pas respectée. Ainsi, Frantz Fanon, dans son livre, L'an V de la révolution algérienne, a bien décrit ce type de situations: «Le peuple européen qui torture est un peuple déchu, traître à son histoire. Le peuple sous-développé qui torture assure sa nature, fait son travail de peuple sous-développé. Le peuple sous-développé est obligé, s'il ne veut pas être moralement condamné par les ‘'nations occidentales'', de pratiquer le fair-play, tandis que son adversaire s'aventure, la conscience en paix, dans la découverte illimitée de nouveaux moyens de terreur. Le peuple sous-développé doit à la fois prouver par la puissance de son combat son aptitude à se constituer en nation et par la pureté de chacun de ses gestes, qu'il est, jusque dans les moindres détails, le peuple le plus transparent, le plus maître de soi.» Mais il faut s'entendre sur une chose: malgré certains traits constants et invariables, l'Occident n'est pas une totalité, il est traversé par des courants divers, comme d'ailleurs l'Orient. C'est ce regard totalisant et intégriste qui rend presque impossible toute relation normale entre les deux univers. Ainsi, tout conflit, tout problème est accentué parce que marqué par des contingences historiques, sociologiques et religieuses. Même le «savoir», dans ces conditions, est instrumenté, favorisant le regard du centre et dévalorisant les lieux de l'altérité. L'autre est vécu comme étrange, étranger et barbare. C'est ainsi que l'ethnologie et l'anthropologie restent toujours suspectes, puisque apparues à l'aune de la colonisation et de la prétendue supériorité occidentale. Ce discours ethnocentriste est souvent intériorisé par les élites et les universitaires arabes qui le reproduisent dans leurs travaux, en évitant de l'interroger tout en reprenant ses grilles et ses jugements, reproduisant, souvent de manière inconsciente, une sorte de racisme ambiant et latent. Les références exclusivement occidentales et l'usage de grilles, probablement opératoires dans les sociétés d'origine, peuvent être inefficaces dans l'analyse des sociétés arabes. Ainsi, se retrouve-t-on prisonnier d'un regard qui dévalorise nos propres sociétés. Nous assistons depuis la colonisation à une grande opération d'occidentalisation négatrice de toutes les valeurs des autres cultures et qui s'accentue aujourd'hui tragiquement, surtout avec la disparition de l'Union soviétique. La question de l'altérité est au centre de tout le débat culturel dans les pays anciennement colonisés. C'est à travers l'Autre qu'on façonne notre manière de faire et de construire les différents espaces de représentation. Nous avons, à travers la colonisation française et les relations entretenues avec le Machreq, trop fasciné par la culture européenne et l'imitation servile de leurs formes de représentation, assimilé les valeurs occidentales. Ainsi, la question de l'emprunt traverse-t-elle tous les débats sur la culture et la société nationales. Abdellah Laroui explique dans son ouvrage, L'idéologie arabe contemporaine, que les Arabes pensent toujours leur Histoire et leur vécu en fonction de l'Occident. Culture de musée Toute tentative de remise en question de la culture occidentale passe par le chemin de l'Occident auquel on emprunte les schémas conceptuels. Dans les moments de crise, on ressort le sempiternel discours de l'invasion étrangère sans interroger ou avoir les capacités de lire les réalités historiques faites de rencontres et d'emprunts continus. Ce syntagme, utilisé par tous les pouvoirs en place dans les pays anciennement colonisés, surtout dans des situations de crise, manière de rejeter tout apport scientifique, suggère l'existence d'une culture de musée, une impossibilité de prendre réellement en charge le présent. Penser le moi, c'est penser l'Autre, le rendre présent dans toutes nos activités, nos représentations. L'Occident parcourt le discours culturel qui prétend rejeter ce qu'on appelle communément la parole de l'Autre. La colonisation, évacuant toute possibilité d'expression nationale, fut à l'origine de la redécouverte de la représentation culturelle de l'Occident et de l'altérité. Si, au début, les autochtones rejetèrent la culture de l'Autre, quelques décennies après, sous la pression de la colonisation et des contacts avec les lettrés du Machreq, trop séduits par les formes culturelles européennes légitimant ainsi cette appropriation des formes culturelles françaises, ils furent obligés de l'admettre. Ainsi, l'Occident et l'Orient se regardent en chiens de faïence, se fabriquant une vision intégriste tentant de façonner l'Autre à son image.