L'archive est exceptionnelle quand elle témoigne de l'événement exceptionnel. C'est là, évidemment, une vérité réelle dont l'historien étudie la cohérence entre la logique formelle et la logique universelle. Il faut faire parler l'archive qui a quelque chose à dire, c'est du moins ce que l'historien s'attache à découvrir; et c'est la vérité historique. Autrement dit, toute archive et, à plus forte raison, tout témoignage, ne sont pas indubitablement vérité: l'historien se donne pour tâche complexe d'en dégager la valeur et d'en faire la critique. C'est un peu dans cette situation que s'est d'abord trouvé Chenntouf Tayeb qui, dans son introduction à son livre L'Algérie en 1954, confie ceci: «C'est au cours de la consultation des archives que le hasard m'a fait découvrir L'Algérie du demi-siècle vue par les autorités locales. La lecture du document m'a convaincu de son intérêt et j'en fis une brève présentation dans le Bulletin des archives [n° 4, 1975] pour le signaler aux chercheurs et faciliter sa consultation.» Décrivant ce document daté de janvier 1954, Chenntouf, professeur d'histoire moderne et contemporaine à l'Université d'Oran et chercheur actif et associé ailleurs, nous en révèle le contenu, les objectifs et les résultats. Elaboré à partir d'une enquête lancée à la fin de l'année 1952 auprès des autorités locales (maires, administrateurs de commune mixte, sous-préfets, commissaires de police, chefs de collectivités dans les territoires militaires), ce rapport devait indiquer la situation générale de «L'Algérie du demi-siècle vue par les autorités locales» et renseigner ainsi le Gouvernement général de l'Algérie de l'époque «en relevant les problèmes, les opinions émises et les suggestions émanant des autorités locales». Il y a là, pour l'historien algérien, matière à connaître, à analyser et surtout à comprendre le système colonial, vu de l'intérieur par les autorités coloniales et tel qu'il était exactement appliqué en Algérie. Chenntouf Tayeb indique quelques pistes à suivre pour développer a contrario, à la fois, les intentions coloniales et davantage -ce qui est intéressant aussi pour nous aujourd'hui -«tous les aspects de la vie de la population: économie, société, culture, religion, administration». Mais ce qui semble le plus opportun et très significatif de la pensée révolutionnaire et militante des mouvements nationalistes algériens, c'est son antériorité incontestable à la prise de conscience de la nécessaire lutte armée de libération nationale. Ce document dactylographié (26cmx21cm), rédigé «par un haut fonctionnaire anonyme» comporte quatre titres: 1-Problèmes économiques. 2-Problèmes sociaux et éducatifs. 3-Problèmes politiques. 4-Organisation administrative. 5-Conclusions. L'ensemble est très instructif non seulement pour les jeunes d'aujourd'hui, mais encore pour nos anciens qui n'avaient pas accès à l'explication tenue «confidentielle» de leur situation sociale placée largement sous le sceau du non-droit du fait de leur statut institué par «le code de l'indigénat». Ainsi, apparaissent, par exemple, dans le domaine de «l'agriculture musulmane» le mode «khamessat», des niveaux de vie dans les campagnes, de l'afflux des ruraux sans ressources vers les villes et les centres, de l'instruction et de la santé, de la religion qui imprègne la vie politique et sociale des Algériens, de l'administration, de la justice et de la sécurité. Mais en vérité, on décèle aisément à la lecture de ce document, au-delà de la volonté coloniale de développer le pays dans les domaines les plus variés de la vie algérienne, la volonté du peuple algérien à repousser le joug de la conquête, de l'occupation, de la déstructuration historique, politique, économique, sociale, culturelle, à braver la loi de l'opium et le bâton, à construire sa lutte de libération nationale. Le document d'archive présenté par Chenntouf Tayeb va certainement contribuer à une analyse plus approfondie du système colonial en Algérie (1830-1962) qui craint, pour sa «minorité de Français», l'évolution «de la masse musulmane» et, du coup, «pour son oeuvre d'émancipation». «On a déjà été trop vite, dit-on dans la commune mixte de Sebdou, et beaucoup trop loin.»...Il est chez nous une belle allusion dans ce cas là: «Le propos est à la mesure de la pensée.»