Tamazight sortie de la logique de l'affrontement, doit être prise sérieusement en charge pour être promue et développée. Vingt-sept ans après le Printemps amazigh, le tamazight est encore à la recherche de sa place, qui est reniée, déniée et même combattue par les adeptes du nihilisme culturel. Tamazight, l'une des langues les plus anciennes du Bassin méditerranéen, résiste, cependant, encore à l'assaut de ses adversaires et tente de se frayer un chemin vers la reconnaissance pleine et entière par les siens d'abord, et par les autres, ensuite. Le fait amazigh avait déboulé sur la scène au milieu de l'âge d'or du parti unique, qui avait, des années durant, lutté contre ce qu'il considérait, par ignorance crasse ou par aveuglement politique, comme l'ennemi à abattre ou à réduire. Le Printemps berbère n'est pas né du néant. Sans remonter jusqu'aux années premières du mouvement national, où le fait amazigh a été soit carrément renié, soit repoussé aux calendes grecques pour, disaient certains, donner toute la force de la nation au combat du destin, au lendemain de l'indépendance retrouvée, on assiste impuissants à la déviation de l'histoire et, plus grave encore, on invente au peuple une autre généalogie, comme si la sienne était impure et indigne. Les années de braise Aussi et après l'été de la discorde de 1962 et les maquis de 1963, quand les anciens maquisards, écoeurés par la lutte pour le pouvoir et voyant s'installer la dictature benbelliste, reprennent du maquis sous les couleurs du FFS, des jeunes gens, étudiants, notamment, replongent dans les racines pour essayer de sauver ce qui peut l'être. Face à ce réveil qui se voulait surtout pacifique et culturel, les tenants de la pensée unique multipliaient les agressions et autres coups de main contre les îlots de la résistance culturelle. On emprisonnait pour un mot, on réprimait toute tentative de renouer avec les origines et on multipliait les insultes en traitant les jeunes férus de recherche comme des suppôts de l'étranger, et aussi comme des enfants des Pères blancs. Pas moins. Mais la roue de l'histoire est enclenchée et personne ne saurait arrêter son mouvement. Les rangs des défenseurs des «Kabloutis» pour reprendre le regretté Kateb, s'agrandirent, notamment à l'étranger, car le pays se revêtissait, à l'époque, d'un glacis où la seule pensée autorisée était celle des chefs. Ainsi, Vincennes en France et aussi d'autres localités, ailleurs, devinrent des pôles de résistance. Un homme s'était alors dressé de toute son énergie pour essayer de canaliser toute cette jeunesse et en faire le fer de lance d'un combat autrement plus noble et plus grand que le combat partisan. Celui de la récupération de l'identité nationale dans toutes ses dimensions. Cet homme, qui ne tardera d'ailleurs pas à être assassiné quelque temps plus tard, c'était Ali Mecili. Ensuite, ce fut la jeunesse qui prit le relais. A l'époque, Tizi Ouzou fut un centre universitaire et beaucoup de jeunes intellectuels revenus au pays y enseignaient. Tizi Ouzou fut, en somme, le berceau de la contestation, mais l'université d'Alger n'était pas en reste. Mouloud Mammeri a aussi joué un grand rôle avec ses cours en berbère, et le pouvoir de l'époque s'était distingué en interdisant ses cours. Les coeurs bouillonnaient et les jeunes étaient impatients de voir enfin cette langue minorée rependre ses droits, tous ses droits, aux côtés de l'arabe populaire, et tout cela s'est joint au combat pour les libertés. La ruche bourdonnait et le pouvoir multipliait les arrestations, souvent pour un tee-shirt écrit en tifinagh. Autour de la journée de Youm El Ilm de 1980, des étudiants ont pensé à faire une semaine culturelle au Centre universitaire de Tizi Ouzou. Les étudiants ont même invité Mammeri pour donner une conférence sur les poètes kabyles anciens. Conférence aussi anodine que possible, Mammeri devait parler de Si Mohand, de Youcef Oukaci et de bien d'autres poètes du terroir, enterrés et interdits dans leur propre pays. La conférence était, tout simplement, interdite. Le wali de l'époque et le mouhafedh s'allièrent, et sur ordre, sans doute, d'Alger, barrèrent la route à Mammeri. Si, aujourd'hui, le mouhafedh de l'époque est une personne oubliée par tous, le wali se rappela à l'opinion pour essayer de se dédouaner, lui qui, à l'époque, n'avait à la bouche qu'une phrase aussi risible que «les masques sont tombés!» Réclamer le droit d'existence dans son propre pays pour tamazight, militer pour l'identité nationale dans toute sa diversité et dans toutes ses dimensions, est ainsi une haute trahison. Pauvre Algérie! Réagissant à cette interdiction aussi incompréhensible qu'injuste, les étudiants organisèrent une grande manifestation, la première du genre dans le pays et les rues de la ville, laissèrent exploser la colère juvénile. Le campus du Cuto, aujourd'hui université Mouloud-Mammeri, devient le coeur palpitant de la revendication, et le CHU Nedir son cerveau. La protestation s'organise, les unités industrielles présentes dans la wilaya apportent leur soutien aux étudiants. Le ministre de l'époque, Brerhi, devait faire un déplacement à Tizi Ouzou pour essayer de ramener «le calme» à l'université, mais rien n'y fit. Le wali de l'époque et le mouhafedh essaient de répliquer en organisant une contre-manifestation de soutien au régime de Chadli, la manifestation sera composée, comme d'habitude, de centaines de travailleurs, ramenés par camions entiers de ci, de là, pour défiler dans les rues de Tizi Ouzou. La farce ne prendra guère et la réaction de la population est telle que ces pauvres travailleurs perdirent leurs chaussures en...fuyant. Mais, il aura fallu attendre le 20 avril pour que l'ordre soit donné aux brigades antiémeutes de la police qui ignoreront allégrement les franchises universitaires et chasseront brutalement les étudiants retranchés dans le campus. Ceux qui furent considérés comme les dirigeants de la «révolte» seront arrêtés et traduits, plus tard, devant...la cour criminelle de Médéa. Une fois cela connu, la protestation s'élargit. Des villages et hameaux les plus reculés, des milliers de personnes convergent sur Tizi Ouzou. Le Printemps berbère a failli mal tourner, car au lieu de s'arrêter et de jeter un regard serein sur le parcours et faire droit à une demande aussi populaire que juste, les tenants de la pensée unique s'évertuèrent à aller dans les villages et hameaux pour expliquer que «le berbère est une invention des Pères blancs» Rien que cela. La cassure avec le parti unique s'agrandit. Désormais, les jeunes générations et le parti unique ne parlent plus le même langage. Octobre 1988 s'annonce. Durant cet été 1980, le Mouvement culturel berbère se fortifie et organise son premier séminaire à Yakouren. Désormais, la revendication culturelle, hier sous le manteau, est dans la rue. L'éveil identitaire s'accompagne d'une demande des libertés individuelles et de démocratie. Le Cuto devient un pôle incontournable dans la région. La population, comme un seul homme, soutient les jeunes gens: étudiants, médecins et autres intellectuels. Des cours d'initiation clandestins à tamazight se créent un peu partout: le peuple se réapproprie sa langue. Le cours de l'histoire s'accélère. Plus tard, c'est la création de la Ligue des droits de!'homme; le régime réagit mal et arrête les principaux animateurs de cette ligue, dont Me Ali Yahia, le président de la Ligue, envoyé en résidence surveillée dans le sud du pays. Mais la roue de l'histoire tourne, et rien ne saurait arrêter la volonté d'un peuple. Les procès se multiplient, en vain. Pour essayer de parer au plus pressé, le parti unique parle, dans son congrès extraordinaire, de «patrimoine culturel», autant dire tout, sauf d'identité nationale. Un département du patrimoine est même créé à l'université de Tlemcen...Les choses vont ainsi, petit à petit, et l'on arrive à Octobre 1988. Le pays, sous la pression conjuguée des événements internes et sous la pression exogène, change de voie économique. Le pétrole perd des «plumes» et le pays découvre la crise, mais la grosse. Malgré cela, le MCB qui, depuis, a connu bien des turpitudes, garde le cap. On arrive ensuite au fameux boycott scolaire. Une grève du cartable d'environ une année. Le boycott, géré dans la division par un MCB éclaté sous la pression du politique, s'achève en...eau de boudin avec des accords signés uniquement avec une frange du mouvement. Ces accords aboutissent à la création du HCA. Vingt-sept ans plus tard La question que l'on doit se poser vingt-sept ans plus tard, est: que reste-t-il de la bataille livrée derrière le MCB par toute une région? Certes, désormais, tamazight est dans la Constitution en tant que langue nationale, des écoles et des collèges ainsi que quelques lycées enseignent bien cette langue, des jeunes licenciés sortent, chaque année, des universités, notamment celles du Centre. La majeure partie des formations politiques, ne serait-ce que du bout des lèvres pour certaines, reconnaissent le fait amazigh. Un bulletin d'information télévisé existe aussi, est-il permis de dire que des avancées certaines sont faites par cette langue, alors il reste tant et tant à faire? Il reste d'abord le respect dû à toute langue et à toute culture, et surtout à celle-là, l'une des plus anciennes du Bassin méditerranéen et aussi la première langue du pays. Comme il lui faut un espace de démocratie et de liberté, un espace sans lequel aucune langue ne saurait s'épanouir. La question intéresse, aujourd'hui, l'Etat et les institutions du pays. Tamazight sortie, en principe, de la logique de l'affrontement, doit être prise sérieusement en charge pour être promue et développée. Mais voilà au jour d'aujourd'hui, il existe encore des esprits chagrins qui persistent dans l'erreur en croyant béatement aux inepties distillées durant la période de la pensée unique. Le temps finira par donner raison à ceux-là qui, un jour d'avril 1980, criaient et s'égosillaient envers et contre tous: «Tamazight di lakul!» Et Alors, chacun vous dira heureux: «En 1980, j'y étais!»