Personne ne fera attention à ce SDF charrié par la misère en ce début du siècle. Lorsqu'il arriva dans ce paisible village du Sersou, au nord d'Aflou, la guerre du Rif faisait rage, et Abdelkrim rendait coup pour coup aux Français comme aux Espagnols. Le Maroc était presqu'en feu. Et la bannière du sultan Moulay Idriss ne tenait, à cette époque, qu'à un fil, celui du rasoir des «Djebaïlias». L'étranger n'avait pour tout bagage qu'un baluchon grossièrement noué qui contenait, sans doute, toute sa vie, des vêtements de rechange et quelques vieilles photos. L'homme avait dû marcher, beaucoup marcher. Il était exténué, au bord de l'épuisement, le corps poudreux et les tempes gluantes. Il souffrait, de toute évidence, de la tête aux pieds. Personne ne fera attention à ce SDF charrié par la misère en ce début du siècle. D'abord, parce qu'ils étaient des dizaines comme lui à traîner leurs guenilles dans le hameau et, ensuite, parce qu'il n'avait rien de particulier qui puisse attirer le regard. Absolument rien. Maigre, plutôt fluet, le dos voûté presque cassé, son visage angulaire d'un noir d'ébène était endurci par une barbe hirsute et clairsemée qui renseignait sur son immense désarroi. Tout indiquait qu'il fuyait. Quelqu'un ou quelque chose. On n'en saura jamais plus. Son accent rocailleux pouvait aussi bien venir de la lointaine Gourara que de Figuig, à l'extrême sud de la frontière, de l'autre côté du pays. Sans sou, ni maille ni même un toit sur la tête, ammi Saâda ne tendra jamais la main pour demander l'aumône. Le «nif», c'était tout ce qui lui restait. Vague maçon et vague charpentier, il sera de toutes les corvées au bourg, de toutes les sauces. Et jamais un mot plus haut que l'autre. Jamais une plainte. Humble et incroyablement disponible, il acceptera toutes les tâches sans rechigner, même celle de bonne à tout faire chez les femmes des colons. Il n'y a pas de sot métier après tout. Dans ces demeures cossues qui regorgeaient d'opulence, ammi Saâda arrosera les fleurs, coupera les mauvaises herbes, changera les lampes défectueuses, réparera les targettes des portails métalliques, huilera les serrures qui grincent, lavera à grande eau les vitres et les baies des patios, fera les courses au marché couvert pour le compte de sa maîtresse et, bien souvent, ramènera les enfants de l'école. Et comme la tendance, après les années 30, sera de plus en plus à l'emploi de «Fatma» dans ces maisons, les portes des colons se fermeront une à une devant lui. Malgré son âge avancé qui n'était pas loin des 70 ans, ammi Saâda réussira à se faire embaucher dans les chantiers de construction comme cuisinier intermittent. Sa spécialité était la h'rira, et il avait l'art de bien remplir les gamelles à ras-bord jusqu'à ce que l'on découvre que sa main tremblait anormalement. Signe évident des premières manifestations de sénilité. On le congédiera gentiment et on le remplacera par un jeune cuistot qui n'avait aucune expérience des marmites et des chaudrons, mais dont les gestes, au moins, étaient précis, rapides, nets, sans bavure. Lorsqu'il encaissera son solde de tout compte dans le bureau en préfabriqué du contremaître posé en rase campagne au milieu d'un champ d'alfa, le comptable, un indigène recruté sur la côte, aura les larmes aux yeux. Il faillit même éclater en sanglots. Il s'était tellement habitué à lui! Quelque part, l'oncle Saâda avait pris confusément la place de sa vieille mère. Combien de fois ne lui avait-il pas rafistolé une veste, cousu un ou plusieurs boutons du manteau, lavé le linge qu'il étendait sur un gros rocher pour sécher? Gratuitement, gracieusement sans jamais demander quoi que ce soit en retour. En fait, ammi Saâda était devenu, par la force des choses et sans même qu'il en prit réellement conscience, blanchisseur malgré lui dans les chantiers, couturier et, parfois, régulateur des conflits internes. Il avait le don de calmer les ardeurs, de tempérer les colères et d'éviter les frictions à l'équipe lorsque deux de ses membres s'apprêtaient à s'affronter, mains nues, comme deux taurillons en furie... Sa très grande expérience de la vie faisait qu'il avait toujours le mot juste pour consoler, pour conseiller, pour blâmer et pour ramener la paix dans les coeurs. Tous l'aimaient pour son extraordinaire bonté, son sens de l'écoute, de l'équité. Malheureusement, il ne servait plus à rien. Devant l'inactivité du vieillard, dont personne n'en voulait, le gérant du bain maure, où il passait ses nuits, lui proposera alors un petit emploi d'aide, comme «moutchou». Il lavera les serviettes tous les matins sur la terrasse. Il étendra tous les matelas en mousse au soleil, pendant plusieurs heures, pour éviter aux voyageurs de passage d'attraper la gale. Il épouillera chaque couverture en laine, centimètre carré par centimètre carré. Il fera plus, le soir, sitôt les lumières de l'immense dortoir éteintes: il passera auprès de chaque dormeur pour lui proposer de l'eau ou un crachoir en fer blanc, car les tuberculeux étaient légion. Plus les jours passaient et plus le mystère autour du septuagénaire s'épaississait. Qui était-il? D'où venait-il? La curiosité étant la plus forte, quelques méchantes langues feront courir le bruit au village que l'oncle Saâda n'était ni plus ni moins qu'un soldat d'Abdelkrim, qui se serait échappé des montagnes du Rif devant l'avancée de l'ennemi. Un pleutre, un lâche, quoi! Le crieur public, censé être au courant de tout, confiera sous la foi du serment que l'homme avait commis un crime d'honneur et fuyait les sbires du sultan chérifien. C'est pourquoi il se taisait et ne faisait pas de vagues... Bref, chacun allait de sa petite hypothèse pour meubler le temps et tuer l'ennui dans une agglomération où le moindre tire d'aile d'une cigogne en quête d'espace était un événement. Quels que furent les artifices utilisés par les uns et par les autres, personne ne tirera quoi que ce soit de l'étranger. Il restera muet aussi bien sur son origine, sa situation familiale que sur les motifs qui l'ont poussé à s'échouer ici. Il évitera toujours d'aborder le sujet en détournant habilement la conversation Si le jardin secret de l'étranger restera inviolable, ses forces, par contre, l'abandonneront peu à peu. Ce grand chêne qui donnait tant d'amour à la forêt, se sentira vidé de sa sève, chaque jour qui se levait, à chaque aurore qui naissait. Sa démarche n'était plus sûre, ses yeux s'embuaient de larmes à chaque coup de froid et il sentait son corps de plus en plus lourd, de plus en plus lent et de plus en plus encombrant. Quelque chose s'était détraquée en lui. Il avait toutes les peines du monde à gravir les escaliers de la terrasse du bain maure. Il s'y prenait à deux fois. Peinant, ahanant, au bout du rouleau. Et puis un jouir, une petite lueur éclaire sa grande solitude: un colon, qui avait acheté un terrain vague au beau milieu du village, cherchait un jardinier pour créer un potager. La candidature de l'oncle Saâda sera tout de suite acceptée, d'autant plus, pensait-il, que les jardiniers du Sud, surtout ceux des oasis, avaient la réputation d'avoir la main verte. Le nouveau terrain n'étant pas clôturé, le colon exigera du malheureux une présence permanente sur les lieux, et pour cela, il lui offrira quelques poutres, des clous, un marteau et de la tôle ondulée pour construire une baraque, un gourbi pour être plus précis. Il la montera cette bicoque. Dans cette cellule monacale où il n'y avait de place que pour un matelas et un quinquet, ammi Saâda, n'échappera aux rigueurs du froid, que grâce à la serviette éponge qu'il suspendra à l'entrée de sa mansarde en guise de rideau. Le pauvre homme mettra presque deux mois pour retourner cette terre en friche. A coups de pioche, à coups de râteau, en binant, en raclant et en la nettoyant de tous ses galets. Un camion de la commune viendra bien l'arroser, mais l'étranger lui préféra les bonnes pluies d'automne qui ne tarderont pas à inonder le village, cette année-là. De l'eau, il y en avait partout au village, et les rigoles étaient bouchées. Pendant deux jours, il ne mettra pas le nez dehors. Inquiet de ne pas le voir, un voisin viendra aux nouvelles, avec un bon bol de soupe chaude entre les mains. Quelle ne sera sa surprise quand il découvrira le vieil homme à moitié nu sans couverture et transis de froid, carrément recroquevillé sur lui-même et le quinquet encore allumé...Emu par tant de dépouillement, le brave quinquagénaire aura du mal à dissimuler une larme. Il appellera ses enfants pour l'aider à le redresser et à le faire manger. Il leur demandera de ramener des chaussettes en laine et deux grosses couvertures ainsi qu'une tisane à base de feuilles de caroubier. Après une longue nuit agitée, oncle Saâda se réveillera au petit matin très fébrile, mais bien ragaillardi. Bien dans sa peau. D'un signe de la main, il remerciera ses bienfaiteurs qui le surveillaient de leur terrasse, puis retournera pour soigner les premières salades qui donnaient déjà couleur et vie à son potager. Les tomates suivront, puis tout ce que l'on pouvait trouver sur le marché. Les légumes étaient frais et le colon, aux anges, les cueillait tous les matins avec leur rosée. Et puis, un soir, par une nuit d'encre, à l'heure du muezzin, les premiers fidèles, qui rejoignaient la mosquée pour la prière de l'Icha, n'en croiront pas leurs yeux. Il verront ammi Saâda, un baluchon à la main, sortir du hameau et se fendre dans les ténèbres. Personne ne le verra jamais plus, et personne n'entendra plus jamais parler de lui...