Plus que jamais l'Irak est le dénominateur commun des difficiles relations entre Washington et Téhéran. Alors que le vice-président américain, Dick Cheney, fait depuis une semaine la tournée des pays du Moyen-Orient, c'est le président iranien, Mahmoud Ahmadinejad, qui suit au pas le trajet du responsable américain, arrivant aux Emirats arabes unis (EAU) 24 heures à peine après que M.Cheney les aient quittés. On peut sans peine deviner le sujet principal abordé par les représentants des Etats-Unis et de l'Iran: l'Irak. Il est vrai que la politique américaine dans le Grand Moyen-Orient d'une part, celle pratiquée en Irak plus particulièrement, n'a pas laissé insensible Téhéran qui s'estime concerné au premier chef par tout ce qui se passe ou puisse se passer dans la région. Mais l'Irak reste pour les uns et pour les autres le dénominateur commun de leurs préoccupations même si, à l'évidence, ces préoccupations sont loin de se recouper. En fait, c'est surtout Washington qui a besoin autant de resserrer autour des Etats-Unis la solidarité des pays du Moyen-Orient que d'expliquer aux mêmes une politique irakienne de moins en moins compréhensible avec en sus, beaucoup de déchets, comme le montre la violence récurrente en Irak. Et ce n'est pas la situation actuelle en Irak (un attentat meurtrier a fait hier plus de trente morts et 115 blessés à Baghdad) qui peut rassurer sur le devenir de ce pays d'autant plus que la violence devenue omniprésente dément l'optimisme dont faisait montre l'administration Bush qui estimait, malgré la réalité sur le terrain, que sa politique était la bonne. Or, c'est le président George W.Bush lui-même, initiateur et chef des opérations qui ont endeuillé l'Irak ces dernières années, qui admet que la situation dans ce pays n'est décidément pas celle qu'il espérait, se ralliant de fait à un point de vue que les Américains, de plus en plus nombreux, partagent aujourd'hui. Ignorant les avertissements et les mises en garde, M.Bush affirmait en octobre dernier, «Absolument, nous sommes en train de gagner» avant qu'il nuance un peu plus tard son affirmation en admettant que l'Irak menaçait de sombrer dans le chaos et constitue pour son administration «un sujet de grave inquiétude». Ces derniers jours, Bush semble avoir pris la mesure de la réalité allant jusqu'à dire que «si j'avais été de ceux qui ont répondu à un sondage l'automne dernier, j'aurais dit que je désapprouvais ce qui se passait en Irak». On comprend dès lors qu'il dépêche Dick Cheney en éclaireur dans les pays «amis» du Moyen-Orient. M.Cheney a sillonné ces derniers jours plusieurs pays allant du Koweït aux Emirats arabes unis, de l'Arabie saoudite en Egypte alors qu'il arrivait hier en Jordanie. En fait, M.Cheney, qui compte de nombreux amis dans la région, entendait raffermir des liens qui se sont quelque peu distendus, notamment avec l'Arabie Saoudite de moins en moins tolérante sur la situation en Irak. Lors du dernier sommet arabe à Riyadh, le roi Abdallah est allé jusqu'à égratigner publiquement ses «alliés» américains en dénonçant vigoureusement «l'occupation étrangère illégitime» de l'Irak et accusé «des forces étrangères à la région» de vouloir tracer l'avenir du Moyen-Orient. Evidemment, cette sortie du souverain wahhabite n'a rien moins que plu à une administration américaine plus irritée que réellement embarrassée. D'autre part, Washington soupçonne fortement Riyadh d'aider en sous-main les sunnites dans la guerre qu'ils livrent aux chiites. D'ailleurs, analystes et responsables américains craignent en effet que les violences confessionnelles entre sunnites et chiites en Irak ne dégénèrent en un conflit par procuration entre l'Iran et l'Arabie Saoudite, les premiers étant accusés par la Maison-Blanche d'entraîner et d'armer les extrémistes chiites irakiens. «Je ne pense pas qu'il s'agisse d'une guerre par procuration à ce stade», a cependant tempéré jeudi M.Cheney dans une déclaration à la chaîne de télévision américaine Fox News. Washington reste en fait le demandeur et a toujours besoin de l'Arabie Saoudite tant pour le problème spécifique de l'Irak que dans la perspective «d'isoler» l'Iran sur la question du nucléaire. Mais, justement, l'Iran ne reste pas inactive et le président iranien qui, à son tour, a pris son bâton de pèlerin, n'entend pas laisser le champ libre à son «ennemi» abhorré américain. En fait, la visite hier du président Ahmadinejad à Abou Dhabi -qui suit de 24 heures celle du vice-président américain Dick Cheney- est un événement dans la mesure où c'est la première visite d'un président iranien aux EAU depuis l'accession de l'Emirat à l'indépendance en 1971. Cela d'autant plus qu'il existe un contentieux, toujours en suspens, entre les EAU et l'Iran à propos des trois îles stratégiques du Golfe (Abou Moussa, la Grande et la Petite Tomb) dont Téhéran avait pris le contrôle profitant du départ des Britanniques. La venue du président Ahmadinejad aux Emirats outre de permettre un dialogue direct entre l'Iran et les Emirats arabes unis, donnera sans doute l'occasion à M.Ahmadinejad de raffermir les relations avec cette monarchie du Golfe où vivent près de 500.000 Iraniens. Avant son départ de Téhéran, hier, M.Ahmadinejad avait précisé que «la coopération entre les deux pays dans les domaines du commerce, de l'énergie et des investissements», «la coopération régionale» dans le Golfe «et sa sécurité», ainsi que «des questions concernant le monde islamique» figureraient au menu de ses entretiens. Mais il ne fait pas de doute aussi que la question des îles occupées par l'Iran sera également en discussion. En fait, bien que les relations de l'Iran avec les monarchies du Golfe soient conflictuelles et imprégnées de méfiance et de défiance, Téhéran tente, vaille que vaille, de les maintenir à un niveau acceptable qui conjure l'isolement que les Etats-Unis veulent leur imposer. Quoique à fleurets mouchetés, la rivalité Washington-Téhéran dans le Golfe arabo-persique est plus que jamais à l'ordre du jour et les visites de MM.Cheney et Ahmadinejad dans la région ne sont pas absoutes d'arrière- pensées.