qu'y a-t-il de singulier derrière cette histoire pour que le destin soit défavorable à l'enfant du Sahara? La tradition, la tradition négative, y serait-elle pour beaucoup? Le Moumen de l'histoire en a perdu ses repères de naissance et, dès lors, de sa vie entière. Mémoires nomades(*) consacrent un témoignage poignant proposé par Mohammed Kali aux lecteurs de son premier roman. Ils y trouveront de l'insolite, de l'intolérable, des sentiments forts, de la solidarité, de l'amour, mais aussi de la rancoeur. Et sans doute, ce qui est le plus révoltant, le mépris soudé à la négation d'une existence. «Dès le début de la vie de Moumen, une mystification en apparence négligeable s'était incrustée [...]. Son enfantement avait été dûment consigné sur l'état civil de son véritable lieu de naissance, mais deux ans après, il en avait été rayé. Son père l'avait déclaré décédé.» Le titre «Mémoires nomades», trop galvaudé ailleurs, n'indique pas un sujet sur la mémoire des gitans sédentaires ni même sur une randonnée chamelière pour rencontrer le peuple touareg et partager le quotidien d'une famille touarègue. C'est un sujet grave, traité sérieusement: un cri d'angoisse et de liberté. L'auteur, natif de Aïn Temouchent, ancien instituteur et journaliste, s'est instruit aux sources et, donc, il nous instruit de source, en pédagogue serein. Il a été là où était l'histoire qu'il nous raconte, là où était aussi une vie ignorée; nous ne savions que peu de chose de ce qui est pour nous tous un héritage humain immense mais que nous disputent en silence le désert, le temps, la distance; notre réaction prend le langage de notre paresse, de notre indifférence inavouée. Serions-nous, un jour, des touristes, que rien assurément ne pourrait nous dégourdir l'esprit; cela n'est pas un grand secret. Mohammed Kali nous offre alors cette opportunité d'apprendre à faire attention à la pensée de l'Autre, nous-mêmes. La bédouinité, la vie de la bâdiya, n'est ni un luxe, ni une misère, ce n'est qu'une vie simple parmi les vies simples où l'on a finalement la chance d'y être né, comme d'autres sont nés quelque part en Algérie, et ainsi afin que nul ne coure le risque de subir la honte de n'être de nulle part. Le récit que Mohammed Kali nous fait de la vie bédouine à travers son jeune personnage et de certaines traditions bédouines, élevées au rang des plus repoussants tabous, est d'une grande richesse documentaire sur une époque d'occupation et de répression coloniales. En effet, il nous retrace avec la fidélité de l'observateur juste du reporter fureteur et consciencieux et avec l'écriture alerte et linéaire du pédagogue strict au service de l'écrivain, animé par le désir de vérité et bien instruit de la bâdiya, ce que Ibn Khaldoun avait déjà sous les yeux dans le Maghreb du xive siècle et avait présenté comme une civilisation de la bédouinité, mais que certains, en imposant leurs croyances erronées, ont en fait le malheur des autres. Que sont donc ces Mémoires nomades? Ce sont des souvenirs exhumés d'un passé fait de souffrance et d'incertitude. Certes, il y a de la fiction si l'on pense aux situations psychologiques limites des personnages et aux passions développées par des événements où la vie ne vaut plus rien au coeur et à la raison... C'est le roman désabusé, construit, puis déconstruit pour rendre cette fiction plus vraie que la réalité de la vie quotidienne d'une société, peu commune, hors de l'histoire. L'auteur y est engagé absolument, dans sa façon de dire ce qu'il éprouve face au destin de l'enfant Moumen, âgé de six ans, arraché à Mériem, sa mère, répudiée par Slimane, son père, et dans sa façon de laisser imaginer à ses lecteurs ce qu'il réprouve dans ce que l'on est convenu d'appeler «les us et coutumes» qui n'aident guère la société à progresser. Par là, l'auteur a tiré son épingle du jeu -car sur ce premier essai, il faut le dire, plane quand même une ombre étendue piquée de maladresses de débutant. Néanmoins, cette oeuvre annonce des promesses auxquelles je crois. (*) MEMOIRES NOMADES de Mohammed Kali Editions Alpha, Alger, 2007, 133 pages.