Il s'y était tellement préparé que n'importe quel verdict lui paraissait comme une délivrance. Avant la Seconde Guerre mondiale, la sous-préfecture de Tiaret, aujourd'hui wilaya, ne comptait, en tout et pour tout, que trois cadres indigènes pour une population de 200.000 habitants: un directeur d'école originaire de Ammi Moussa et que l'administration coloniale avait envoyé d'abord dans la brousse camerounaise pour se faire la main, un médecin généraliste originaire de Chlef, et qui sera totalement boudé par les Européens, et une sage-femme originaire de Bab El Oued, dont la compétence fera pâlir toutes les accoucheuses et même certains gynécologues français. Le reste des musulmans ne survivait que grâce au travail et aux produits de la terre, et les plus nantis parmi eux géraient soit un bain, soit un café maure, soit enfin une écurie... bref, il n'y avait pas de quoi fouetter un chat. C'est sur ces entrefaites que commence l'histoire incroyable de Mohamed, dont le nom de famille cèdera bientôt la place à un surnom qui lui collera à la peau, pendant toute la vie, et que nous expliquerons un peu plus loin. Déçu par un certificat d'études qui ne lui ouvrait aucun débouché, contrairement à ce que lui avait affirmé, en classe, son vieil instituteur communiste, Mohamed butinera, ici et là, en qualité de commis, de vaguemestre et de porte-valise d'un représentant commercial, et finira, de guerre lasse, par se marier et se caser très jeune dans le foyer familial. Quartier de haute sécurité Un dimanche après-midi, alors qu'il picolait, comme tous les jeunes de son âge, dans l'unique bar du centre-ville, un colon, légèrement éméché, s'en prendra verbalement et gratuitement à tous les consommateurs indigènes en lançant des sous-entendus qui ne faisaient aucun doute sur le mépris qu'il portait à leurs mères, leurs soeurs et leurs épouses qu'il traitera de «Fatmas»...hospitalières... Voyant le tour désagréable que prenait cette affaire et à laquelle ils ne voulaient pas se mêler, des clients règleront rapidement leurs consommations et s'éclipseront discrètement, en rasant les tables. Il ne restait au comptoir que Mohamed, sanglé dans un beau costume à grosses rayures grises, très à la mode à cette époque, son voisin complètement bourré et, bien sûr, tout à fait au bout du zinc, le perturbateur, de plus en plus excité et dont les yeux étaient presque injectés de sang. Il criait comme un forcené. Sur le conseil avisé du tenancier qui ne savait plus où donner de la tête face aux nouveaux clients qui arrivaient, Mohamed paiera sa note, prendra congé et, au moment précis où il franchissait le seuil de l'établissement, deux coups de poing assénés sur sa tête lui feront perdre, momentanément, connaissance. Quand il rouvrira les yeux, après quelques minutes d'un léger coma, le colon était ceinturé par deux gaillards et l'insultait encore. Il se relèvera avec des courbatures partout dans le corps et une énorme migraine. Son costume était fripé, taché de sang même et sa lèvre inférieure était fendue. Fou de rage et de colère d'avoir été injustement insulté, frappé et humilié devant tout le monde, Mohamed foncera droit sur le colon qui s'était commandé un énième pastis, et lui planta un coup de revers si massif sur la nuque, que l'homme n'aura que le temps de pousser un hoquet et de tomber raide mort sur le sol, avec le bruit d'un sac de pommes de terre. Sachant ce qui l'attendait, après ce geste irréparable et dont il ne mesurait que tardivement les conséquences, Mohamed ne tentera même pas de résister quand les policiers viendront le cueillir près de sa victime. Isolé dans le quartier de haute sécurité, il ne verra personne pendant trois mois, ne parlera à personne et sera privé de courrier. Et puis, un après-midi de dimanche, profitant d'un relâchement de vigilance au pénitencier, un gardien musulman, sans doute soudoyé par sa famille, lui fera parvenir, enfin, un couffin. Il y avait de tout dans ce volumineux colis enveloppé dans du grossier papier kraft: des cakes pétris avec amour par sa vieille maman, des chaussettes pour l'hiver, des dattes, un petit flacon de parfum Zouaï et un paquet de cigarettes Job. Mohamed était tellement heureux, ce soir-là, qu'il oubliera même de dormir. Il ne le pouvait pas. A cinq heures du matin, au moment même où son corps engourdi allait s'assoupir, un garde-chiourme droit comme un «i» ouvrira sa cellule, le menottera sans un mot et lui demandera de le suivre. Au bout du long corridor, deux gendarmes prendront le relais et le pousseront, quelques instants plus tard, dans un fourgon cellulaire. L'aube pointait à peine et le véhicule avait déjà enfilé deux hameaux. Ce ne sera qu'au milieu du rush de midi qu'il franchira les premiers pâtés de maisons d'Oran. C'était la première fois qu'il voyait cette ville, elle lui semblait si vaste, si grouillante et si populeuse qu'il en avait le vertige. Et comme tous les centres pénitenciaires se ressemblaient, il n'aura aucune peine à retrouver ses marques dans sa nouvelle cellule. Fatigué d'être trimballé d'un juge d'instruction à un autre, physiquement éprouvé de répéter à chaque audition, la même chose avec les mêmes mots, il accueillera la date de son procès aux assises avec un immense soulagement. Il s'y était tellement préparé que n'importe quel verdict lui paraissait comme une délivrance, comme une porte de sortie. Au terme d'une parodie de justice bien huilée en direction des indigènes, Mohamed sera condamné à vingt ans de travaux forcés au bagne de Cayenne. A l'énoncé de la sentence, tous les regards se braqueront sur l'accusé, mais l'accusé restera stoïque, presque absent, comme s'il planait au-dessus de la cour. Parqué comme du bétail au fond d'une cale, en compagnie de nombreux autres condamnés, Mohamed rendra toutes ses tripes au cours de la traversée vers Marseille. Il vivra l'enfer, lui et ses camarades, pendant le voyage vers la Guyane française. Il lui paraissait une éternité. Et c'est en haillons et la fièvre au corps qu'il abordera les côtes de la lointaine colonie d'Empire. C'était un autre monde. Entassés dans une baraque commune, les nouveaux arrivants seront pris d'assaut par les anciens qui voulaient, à tout prix, avoir des nouvelles du pays. Un vigile fera taire tout le monde. Il y avait là des prisonniers de M'sila, de Souk Letnine, de Constantine, d'El Oued et d'Aïn Sefra, qui avaient perdu espoir de revoir leurs familles. Ce sera le lendemain, après une douche sommaire, que Mohamed recevra sa nouvelle tenue de bagnard et les boulets qui vont avec, et apprendra, dès lors, à marcher comme un canard en avançant doucement un pas après l'autre. Il apprendra, lui et ses compagnons, à ne prononcer que deux mots dans la journée: «oui chef» et «non chef», tout commentaire qui s'écartait de ce smig était passible de 15 jours au trou, à l'eau et au pain sec. Pendant ces vingt longues années passées au pénitencier, Mohamed assèchera des marais, ouvrira des routes en pleine jungle, défrichera des terres, chopera la malaria, contractera le paludisme, sciera des arbres, creusera des fossés et cassera des cailloux, des milliers de cailloux, en bordure des nouvelles routes. Il se liera d'amitié avec des détenus de la Guadeloupe, de la Réunion, et bien sûr, de l'Hexagone, qui étaient la majorité. Autant dire que Cayenne était le réceptacle de toute la lie française, puisque dans le lot, on pouvait trouver aussi bien des tueurs en série ou supposés tels, des braqueurs de banques, des malfrats qui avaient tordu le cou à leurs propres pères pour des raisons d'héritage, que des financiers véreux qui avaient ruiné et jeté à la rue des milliers de petits épargnants. Pendant ces vingt longues années passées au pénitencier, Mohamed séjournera plus d'une fois au trou, sera fouetté jusqu'au sang et ligoté à un arbre par 40 degrés à l'ombre, et sera tenu, très souvent, pour responsable de délits qu'il n'avait pas commis. Il connaîtra la faim, la soif, les privations, les frustrations, les injustices et le mépris. Mais rien ne lui fera courber l'échine, ni ramper devant les chefs ou demander pardon. Et puis un jour, il recevra sa première lettre. Elle l'informait, au bout de trois ans, que son père était mort, que sa mère était malade et gravement atteinte, et qu'il avait un enfant, conçu deux mois seulement avant le drame. Les jours passèrent, les ennuis aussi, et Mohamed tenait toujours bon, malgré le climat malsain du pays, la mousson, les maladies et le régime spartiate auquel on l'avait soumis. Il avait vieilli et ne savait même plus quel âge il portait. Certains de ses compagnons étaient morts, usés par la fatigue et la malnutrition, quelques-uns avaient été libérés après avoir fait leur peine. L'un d'eux lui enverra même un petit mot pour demander de ses nouvelles. Un après-midi de juillet, alors qu'il avait fini de casser son petit tas de cailloux à quelques kilomètres du camp, un gardien essoufflé viendra le récupérer de toute urgence. Enfin libre! On lui fera signer une dizaine de formulaires...et on lui ôtera son carcan. Mohamed n'en croira pas ses yeux d'autant qu'on lui donnera une provision de bouche de trois jours et...un titre de passage Cayenne-Marseille pour le lendemain même. Il était libre! Il était enfin libre! Et ce n'était pas trop tôt. Il ne fermera pas l'oeil cette nuit-là. A deux heures du matin, il se présentera devant les grilles verrouillées du port. Il n'embarquera finalement qu'à 13h, le coeur battant la chamade, ivre de joie et de bonheur. Quand il posera les pieds au port de la cité phocéenne, la première chose qui fixera son attention est l'essaim d'indigènes qui s'activait au pied des grues. Il passera sa première nuit d'homme libre, hors paquebot, à arpenter les rues de la ville et à demander des nouvelles du pays aux couche-tard de cette gigantesque métropole. C'est ainsi qu'il apprendra que beaucoup d'Algériens avaient rejoint le maquis pour chasser la France et les Français du pays, et que les morts et les blessés ne se comptaient plus de part et d'autre. Le lendemain matin, Mohamed, pâle et fébrile, embarque sur le Sidi Brahim pour Oran. Lorsqu'il verra au fond de l'horizon, les premières sinuosités de la côte, des larmes perleront de ses yeux, bien malgré lui. Tiaret avait grandi, sa maison avait changé, son quartier n'était plus le même. Sa famille non plus, ses parents étaient décédés et sa femme avait pris des rides et quelques cheveux blancs. Quant à son fils, qui allait boucler bientôt vingt ans, il n'était plus là. Avec beaucoup de ménagement, elle lui annoncera qu'il était monté au djebel avec les moudjahidine. Du côté de l'Ouarsenis. Surveillé par la DST, évité par les Européens comme la peste, Mohamed quittera secrètement Tiaret. Personne ne le verra plus jamais. On saura, au lendemain de l'indépendance, qu'il était mort, les armes à la main, aux côtés de son fils, au début de l'année 1958. Le mystère de sa sépulture n'a jamais été percé.