La production théâtrale des pays arabes se caractérise par une extraordinaire indigence Cette année, le Festival du théâtre professionnel (du 24 mai au 6 juin) a décidé de consacrer une partie de son programme à l'art de la scène dans les pays arabes en invitant quelques troupes et en organisant un colloque. Les choses ne sont pas du tout simples dans la mesure où, il faut le signaler, la production théâtrale des pays arabes se caractérise par une extraordinaire indigence, comme, d'ailleurs, les travaux des «chercheurs» et des universitaires sur le «théâtre arabe». Nos travaux et notre expérience nous ont permis justement de constater le manque de sérieux de la grande partie des travaux. Il est impossible de faire une lecture exhaustive de la représentation dramatique de cet ensemble géographique qui regroupe une vingtaine de pays, d'inégale dimension, de parcours historiques parfois très différents et de traditions et de coutumes particulièrement spécifiques. Les configurations sociologiques et les contingences historiques trop marquées ont permis l'adoption ou le rejet de ce type de représentation, au même titre, d'ailleurs, que les autres formes culturelles européennes comme le roman, le cinéma et les arts plastiques. Si les pays du Golfe, isolés et ayant eu peu de contacts avec l'Europe, n'ont connu l'art théâtral que très tardivement, il en est autrement des Etats du Machreq et du Maghreb qui découvrirent la scène bien avant. C'est au XIXe siècle que les Moyen- Orientaux ont monté les premières pièces. Ce fut un Libanais, un maronite de Beyrouth, Maroun an Naqqash qui mit en scène le premier texte dramatique, «El Bakhil», en 1847. Ce sont les conditions socio-historiques particulières qui ont permis aux Libanais d'être à l'avant-garde de la Nahda (Renaissance). Les missions chrétiennes, anglo-saxonnes et françaises, ont préparé en quelque sorte le terrain. Plusieurs écoles furent construites par les jésuites qui trouvèrent ainsi une occasion de propager leur religion. Dans ces établissements scolaires, on jouait des pièces de théâtre et on apprenait aux élèves la manière d'écrire des textes dramatiques. La presse publiait des traductions de pièces et de contes et faisait sortir en feuilletons des romans. Théâtre de rencontre Durant la deuxième moitié du XIXe siècle, de nombreux intellectuels, ne pouvant plus supporter la répression des Ottomans et les menaces de certains cheikhs conservateurs, ont décidé d'émigrer en Egypte et de poursuivre leur métier d'artistes et de producteurs culturels. L'Egypte, terre d'asile et lieu où commençaient à se développer les idées libérales, accueillait toute la fine fleur de la Syrie et prenait ainsi la direction d'un grand bouillonnement culturel qui allait avoir un impact considérable sur le monde arabe, exception, peut-être, du Golfe et de la Jordanie (qui faisait partie de la Syrie) qui, dominée par les structures tribales et une culture bédouine, était fermée à tout changement. Les «intellectuels», Farah Antoun et Nicolas Haddad et les hommes de théâtre Salim an Naqqash, Adib Ishaq,Youssef el Khayat rejoints quelque temps après par El Qabbani et Georges Abiad, ont marqué pendant une longue période la vie culturelle égyptienne. Ces nombreux départs allaient être ressentis en Syrie, de manière dramatique. Trop peu de pièces montées, traductions peu nombreuses, débats inexistants et forte poussée des idées rétrogrades et féodales, tels sont les éléments pouvant résumer la vie syrienne après l'exil de ses têtes pensantes en Egypte et dans d'autres régions du monde comme l'Amérique. La Nahda s'était, en quelque sorte, déplacée en Egypte. La renaissance était souvent assimilée à une européanisation réussie et à l'imitation des valeurs occidentales, et particulièrement françaises. Les dirigeants politiques d'Egypte étaient, eux aussi, fascinés par ces nouvelles formes de représentation découvertes, grâce à l'Expédition de Napoléon (1798-1801) et aux émigrés syriens qui avaient pris en charge la diffusion et la propagation des idées et des valeurs occidentales. Un courant réformiste représenté par Mohamed Abdouh et Jamal Eddine el Afghani mettait en oeuvre un discours qui éloignait la prestigieuse et puissante institution d'El Azhar de la politique et des questions importantes de la société et demandait la constitution d'un parlement élu, à la manière européenne. Les idées et les valeurs européennes allaient donc caractériser les pratiques culturelles et intellectuelles et dominer la scène égyptienne. Cette situation a inéluctablement provoqué la marginalisation des cultures locales et engendré une profonde césure, espace de périls futurs. Ce qui était fondamental, avait été la rencontre capitale des artistes et des intellectuels du Machrek avec les élites maghrébines. De nombreuses troupes de théâtre égyptiennes ont organisé des tournées dans la région du Maghreb et c'est ainsi que, paradoxalement, les Nord-africains ont découvert et ont adopté l'art théâtral. Les hommes de théâtre égyptiens et syriens devinrent, en quelque sorte, les espaces obligés de la légitimation des structures de représentation occidentales. Le retard pris dans l'adoption des formes de représentation européennes en Afrique du Nord s'expliquerait donc surtout par les nombreuses résistances des Maghrébins à toute structure européenne. Ce ne fut que vers le début du siècle que les Maghrébins, -le Maroc un peu plus tard-montèrent leurs premières pièces. Dans les trois pays, l'impact des tournées des troupes égyptiennes fut considérable. D'ailleurs, les élites des trois pays entretenaient avec les Egyptiens et les Syriens des correspondances régulières. Mohamed Abdouh avait tissé des liens d'amitié avec de nombreuses personnalités du Maghreb. Des hommes de théâtre comme Georges Abiad ou Zaki Touleimat s'étaient installés en Tunisie pour une assez longue période. Abiad envoyait des textes dramatiques à l'Emir Khaled qui se faisait un plaisir de les remettre aux animateurs des associations culturelles et islamiques qui les mettaient en scène. Il se trouve que ces réalités sont souvent éludées par les chercheurs du Machrek. Nos travaux consacrés à l'art dramatique nous ont permis de mesurer l'ampleur de l'absence de sources documentaires et de comprendre que le théâtre, au même titre que les autres représentations (politique, littéraire, intellectuelle) a été adopté dans des conditions historiques particulières. On a souvent affaire à des informations contradictoires. Prenons, à titre d'exemple, la pièce du Libanais, Maroun an Naqqash, El Bakhil. On ne connaît pas encore avec certitude la date exacte de sa réalisation. On avance souvent les années 1847 ou 1848. L'auteur évoque dans une de ses pièces El Hassoud Essalit, 1847. C'est vrai que de très nombreuses traces ont disparu. Ce qui favorise la spéculation, synonyme d'absence de rigueur et de concision, les généralisations, la compilation et les approximations. Jusqu'à présent, la plupart des auteurs de travaux critiques adoptent une approche historique ou historiciste du fait théâtral. La dimension subjective marque le discours d'un certain nombre d'auteurs qui, portés par des attitudes idéologiques, vont parfois user d'un ton polémique et produire ainsi un discours contraint et contraignant. L'approche socio- historique occulte souvent la dimension ludique et esthétique et limite la portée artistique de l'oeuvre théâtrale. Souvent, on réduit l'art théâtral à une sorte d'appendice de la littérature. Le fait de privilégier le texte dramatique et de passer outre les trous, les ellipses, le fonctionnement des indications scéniques et les instances matérielles contribue à l'effacement du statut spécifique et l'autonomie de la représentation théâtrale. De nombreux jurys de festivals sont dirigés par des hommes de lettres. Un autre point non moins important qui pose sérieusement problème, c'est la notion de théâtre arabe. On avance souvent l'idée, considérée comme une évidence de l'existence d'un «théâtre arabe». Aucun auteur ne daigne interroger cette fragile expression qui ne résiste pas à un examen sérieux. On occulte les spécificités et les dimensions esthétiques et artistiques sous-tendant les structures théâtrales du Maghreb et du Machreq. Cette idée est-elle investie par des oripeaux linguistiques ou des attributs idéologiques? La lecture de différents textes critiques nous montre que le qualificatif arabe se réduit à la production dramatique du Machrek. Ce qui s'expliquerait par une manifeste méconnaissance du Maghreb par les intellectuels du Moyen-Orient. Nous avons tenté d'expliquer ce phénomène dans notre ouvrage paru chez Dar el Gharb en 2006 (Théâtres arabes, genèse et emprunts, 427 pages). Le Machrek méconnaît tragiquement le Maghreb. Par contre, les intellectuels maghrébins sont souvent à l'écoute de toutes les manifestations culturelles du Moyen-Orient. Le monde arabe se réduirait ainsi à trois entités: Egypte, Syrie et Liban. Seuls le Tunisien, Mohamed Aziza (Regards sur le théâtre arabe contemporain), Jacob M.Landau(Etudes sur le théâtre et le cinéma arabes), la Russe, Tamara Alexandrovna Botitchéva (Mille et Une années de théâtre arabe) et le Marocain, Hassan el Minai(Le problème de l'authenticité dans le théâtre arabe moderne) semblent accorder la même importance à l'art théâtral dans les deux sous-ensembles. Les ouvrages comportent, dans certains cas, de très nombreuses erreurs surtout quand il s'agit d'évoquer la question du théâtre dans l'espace maghrébin. Youssef Saâd Dagher s'offre même le luxe de confondre deux personnages- clés de l'art scénique en Algérie. Pour l'auteur de «L'encyclopédie des pièces arabes et arabisées», Kateb Yacine et Mustapha Kateb sont une même et seule personne. C'est vrai qu'ils sont cousins et qu'ils sont décédés la même semaine. Mais toutes ces coïncidences ne suffisent pas pour en faire une même personne. De grands noms de la scène maghrébine sont gommés (Alloula, Kaki, Mohamed Driss, Fadhel Jaïbi, Nabil Lahlou...) ou à peine cités comme Berrechid ou Tayeb Saddiki, le maître du théâtre marocain. Faux débat Les auteurs et les chercheurs posent souvent le problème de l'authenticité dans l'expression théâtrale. Ali Rai (Le génie du théâtre arabe des origines à nos jours), Leïla Nessim Abou Seif (Najib er Rihani et l'évolution de la comédie en Egypte) ou Hassen Sayeh (La nouvelle et le théâtre dans la littérature marocaine) considèrent comme évidente la présence séculaire du théâtre dans la civilisation arabe. Ces auteurs justifient leurs propos en exhibant, comme une sorte d'étendards prêts à l'usage, des éléments de théâtralité que contiennent certaines formes de représentation populaire. On cite souvent les drames pharaoniques ou le Khayal eddal et les autres structures artistiques comme le conteur ou le garagouz ou les «babate». On perçoit parfois dans le discours de ceux qui soutiennent cette idée une propension à la fossilisation, à l'uniformisation culturelle et à la mise en exergue d'une culture de musée. Le théâtre dans les pays arabes est un art emprunté à la France et à l'Europe. Tewfik el Hakim, Youssef Idriss, Saâdallah Wannous, Roger Assaf, Azzedine Madani, Abdelkader Alloula, Abdelkrim Berrechid et bien d'autres ont rédigé des textes dans lesquels ils expliquaient le fonctionnement d'un autre théâtre fondé essentiellement sur la réappropriation des formes dramatiques populaires, évitant bonnement ce faux-débat sur l' «authenticité», reconnaissant l'adoption récente de cet art. L'élément central qui articulait leurs recherches, c'est sans doute la question du ou des publics.