A peine né, le tribunal Hariri est l'objet de toutes les suspicions alors que l'avenir du Liban est en jeu. En créant un tribunal international - résolution 1757 votée le 30 mai par le Conseil de sécurité - pour juger dans l'affaire de l'assassinat de l'ancien Premier ministre libanais, Rafic Hariri, l'ONU, tout en officialisant une ingérence étrangère dans les affaires d'un Etat souverain, engage le Liban dans un engrenage dont personne ne peut savoir quel en sera l'issue. Mais le prix à payer risque d'être très lourd pour l'unité du Liban où les combats ont repris jeudi soir entre l'armée libanaise et le groupe extrémiste, Fatah al-Islam retranché depuis le 20 mai dans le camp palestinien de Nahr Al-Bared, dans la périphérie de la grande ville de Tripoli (nord). D'aucuns assurent que la décision de l'ONU de créer le tribunal Hariri constitue une «victoire contre l'impunité», mais est-ce aussi évident que cela alors que cet arrêt onusien va surtout aggraver l'instabilité du pays du Cèdre en proie à une profonde crise politique qui (re)place le Liban au bord du gouffre. On peut également se demander s'il est seulement question de justice dans cette affaire quand les soupçons d'instrumentalisation politique pèsent de plus en plus sur un tribunal dont l'intitulé international ne se justifie d'aucune façon. L'Occident donne surtout l'impression d'avoir trouvé un moyen -détourné certes- de régler ses comptes avec le régime du Baath syrien, quitte à mettre à mal l'un des pays les plus fragiles du Moyen-Orient, le Liban. Cela avec la complicité agissante d'une majorité «anti-syrienne» aveugle qui ne semble pas mesurer les conséquence qu'elle fait encourir au Liban qui s'engage dans l'inconnu. Or, la situation au Liban n'a jamais été proche de la catastrophe comme en témoigne la paralysie, depuis plusieurs mois, des institutions du pays, qu'ont aggravées les combats qui se déroulent entre l'armée libanaise et «l'internationale islamiste» qui squatte un camp de réfugiés palestiniens, au moment où l'échéance présidentielle de l'automne se présente sous les plus mauvais augures. Si les Libanais pro-occidentaux -qui détiennent actuellement le pouvoir à Beyrouth- exultent et se félicitent de la décision de l'ONU, ce sentiment de triomphe est loin d'être partagé par les analystes et les observateurs qui craignent plutôt pour le futur du Liban. Ainsi, un diplomate occidental a estimé, sous le couvert de l'anonymat que «le vote de l'ONU est historique pour le Liban et le monde arabe, mais n'est pas dénué de danger». En fait, après la création du tribunal, une sorte de malaise pèse sur le Liban où les commentaires parus dans la presse de jeudi et hier sont contradictoires à l'image d'un pays de plus en plus divisé. Seuls L'Orient Le Jour et Al-Nahar (dont le directeur général, Gébrane Tueini, avait été assassiné en décembre 2005) se sont félicités de l'adoption de la résolution 1757. Le journal, d'expression française L'Orient Le Jour écrit en effet: «Le Conseil de sécurité a tranché: la résolution 1757 crée le tribunal spécial envers et contre tout. La justice en marche» alors qu'Al-Nahar renchérit: «La 1757 met en avant la justice internationale face au terrorisme». Est-ce aussi évident? Ce n'est, en tout cas pas, l'avis d'une majorité de titres beyrouthins plus réservés ou franchement hostiles, qui s'interrogent, par ailleurs, sur le devenir du pays. Très critique, Al-Akhbar estime que «le Liban est désormais sous une tutelle internationale» et qu'Ad-Diyar y voit «un plan d'internationalisation qui permettra à Washington de diriger le Liban par le biais du tribunal» alors que As- Safir s'interroge: «New York impose le tribunal au Liban...Qui imposera l'entente entre Libanais?» Toute la question est, en fait, là, qui va intercéder pour ramener la sérénité dans le coeur des Libanais? On comprend le sentiment de Saâd Hariri qui s'est félicité du fait que les assassins de son père soient enfin punis. Mais le lien filial altère, quelque peu, la réaction de M.Hariri qui ne voit pas, ou ne veut pas voir, la portée qu'un tel tribunal peut avoir sur l'avenir immédiat du Liban. Ayant obtenu gain de cause, Saâd Hariri, magnanime, appelle l'opposition au dialogue, feint de croire que la création du tribunal remettait les comptes à zéro. «J'appelle à un dialogue sans conditions préalables avec les dirigeants de l'opposition, et je suis prêt à rencontrer le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah. Nous acceptons la formation d'un gouvernement d'union», a affirmé, jeudi, M.Hariri Jr à une chaîne de télévision locale. Il a ainsi estimé qu'«une nouvelle page s'est ouverte après la création, par l'ONU, du tribunal et les divisions à ce sujet ne sont plus de mise. Au Liban, aucune partie ne peut éliminer l'autre. La majorité et l'opposition doivent préserver, de concert, l'unité nationale». Ce n'est pas le sentiment du chef chrétien de l'opposition libanaise, le général Michel Aoun, lequel a, au contraire, fait part de son inquiétude jeudi que le tribunal mis en place par l'ONU ne soit «instrumentalisé politiquement». «On craint que ce tribunal soit instrumentalisé politiquement. Mais s'il fonctionne comme un tribunal qui rend la justice, je crois qu'il sera acclamé (par) tout le monde au Liban». M.Aoun, a toutefois, estimé que l'enquête menée en 2005 sur l'assassinat de Rafic Hariri n'a «donné aucun résultat». Plus tranchant, le Hezbollah, leader de l'opposition libanaise, assure que la résolution portant création du tribunal Hariri «viole la souveraineté du Liban» et est «illégitime et illégale» affirmant dans un communiqué publié jeudi que «la résolution constitue une violation de la souveraineté du Liban et une ingérence agressive dans ses affaires intérieures. Elle est contraire aux règles internationales et à la Charte de l'ONU». «Toutes ces violations font que la résolution est illégitime et illégale tant au niveau national qu'international», écrit encore le Hezbollah qui ajoute: «La majorité au pouvoir (au Liban) a présenté un grand cadeau à l'administration américaine en mettant entre ses mains une carte qu'elle peut utiliser pour faire pression» sur ses opposants. En fait, le Liban qui se trouve entre deux options peut basculer à tout moment dans l'irrémédiable et ce ne sont pas les combats qui faisaient rage hier entre l'armée et les extrémistes de Fatah al-Islam qui peuvent rassurer sur le futur immédiat du pays du Cèdre. Il est, dès lors, loisible de se demander dans quel engrenage les enfants du Liban ont engagé leur pays?