Le Conseil de sécurité s'apprêtait, hier, à adopter une résolution créant un tribunal «international» pour le Liban. La question du jugement de l'affaire de l'assassinat de l'ancien Premier ministre libanais, Rafic Hariri, prend une nouvelle dimension qui risque de faire franchir le Rubicon au pays du Cèdre. En effet, l'adoption par le Conseil de sécurité de l'ONU -en début de soirée d'hier- d'une résolution portant création d'un tribunal «spécial» pour le Liban n'est pas faite pour calmer les esprits ou aider à solutionner les problèmes dans lesquels se débat le pays. En réalité, ce tribunal «spécial» porte déjà en lui toutes les tares de la manipulation, car essentiellement voulu et exigé autant par la majorité pro-occidentale, menée par le Premier ministre Fouad Siniora et le leader de la majorité parlementaire «antisyrienne» Saad Hariri (fils du défunt Rafic Hariri) et par les trois grandes puissances occidentales que sont les Etats-Unis, la France et la Grande-Bretagne, coauteurs de la résolution sus-citée. D'abord, pourquoi un tribunal «international» alors qu'il n'y a pas eu de crime international qui aurait pu en justifier l'intitulé, comme cela fut le cas pour la mise en place des tribunaux «spéciaux» pour l'ex-Yougoslavie, le Rwanda, la Sierra Léone et le Cambodge pays dans lesquels des génocides et crimes de guerre et crimes contre l'humanité ont été commis. Dès lors, les raisons à la base de la création de tels tribunaux internationaux «spécialisés» n'existent pas pour ce qui est du Liban et singulièrement de l'affaire Rafic Hariri, tué le 14 février 2005 en même temps que 22 autres personnes dans un attentat criminel. Aussi, donner une dimension internationale à un crime politique local perpétré à l'intérieur des frontières libanaises -l'affaire Hariri est certes pénible et compliquée au regard de la situation particulière qui est celle du Liban- est à tout le moins douteux d'autant plus que le Conseil de sécurité, dont la dominante politique est évidente, a joué -sous les pressions conjuguées de la France et des Etats-Unis, notamment- un jeu trouble, instrumentalisant l'instance onusienne à des fins autres que celles que la Charte de l'ONU lui attribue. L'assassinat de Rafic Hariri a été, de fait, une aubaine pour Washington et Paris avides de régler son compte à la Syrie. D'ailleurs, dans la résolution 1559 de septembre 2004 (présentée conjointement par les Etats-Unis et la France, avec l'appui de l'Allemagne et du Royaume-Uni) le Conseil de sécurité a demandé instamment «à toutes les forces étrangères qui sont encore sur le territoire du pays (le Liban) de s'en retirer» et a également demandé «que toutes les milices libanaises et non libanaises soient dissoutes et désarmées». En application de cette résolution, la Syrie s'est définitivement retirée du Liban le 29 avril 2006 après 29 ans de présence au pays du Cèdre, cela, conformément à l'accord de Taef qui mit fin en 1990 à quinze années de guerre civile au Liban. Entre-temps, il y eut l'assassinat, dans un attentat terroriste à la voiture piégée, de Rafic Hariri. Or, chose totalement inhabituelle, le Conseil de sécurité vote une résolution, la résolution 1595, par laquelle est créée «une commission d'enquête internationale indépendante afin d'aider les autorités libanaises à enquêter sur tous les aspects de cet acte de terrorisme, et notamment à en identifier les auteurs, commanditaires, organisateurs et complices». Un juge allemand, Detley Mehlis, est désigné à la tête de la commission. Mais M.Mehlis se fait remarquer en dirigeant une enquête ostensiblement orientée en accablant la Syrie, tout en désignant du doigt Damas comme étant le (ou l'un des) commanditaire(s) de cet assassinat. Très controversé, le juge allemand a dû céder sa place et fut remplacé par le criminologue belge, Serge Brammertz, qui s'est montré plus prudent, sinon plus habile, puisque la finalité était d'arriver à la constitution d'un tribunal international dont la mission serait de juger de fait la Syrie -à travers quelques-uns de ses responsables des services de renseignements ayant séjourné au Liban et présumés partie prenante dans l'assassinat de l'ancien Premier ministre libanais. C'est ainsi que le Conseil de sécurité vote le 29 mars 2006 la résolution 1664 par laquelle le secrétaire général de l'ONU est prié de «négocier avec le gouvernement libanais un accord visant la création d'un tribunal international fondé sur les normes internationales de justice pénale les plus élevées». Le gouvernement Siniora a effectivement négocié avec l'ONU la création d'un tel tribunal, tributaire cependant de l'accord du président libanais, qui s'oppose fermement à l'internationalisation du jugement des assassins de Hariri, d'où le blocage de l'accord intervenu entre Siniora et le Conseil de sécurité. L'adoption de la résolution en cause passe donc outre à l'opposition d'une large partie de la communauté libanaise. Nonobstant ce fait paradoxal, qui met à mal les principes de non-ingérence et de gouvernance, cette intervention internationale dans un problème interne au Liban a eu pour retombée de diviser davantage les communautés libanaises entraînant la démission, en début de l'année, des ministre chiites du gouvernement d'union nationale avec pour conséquence la paralysie du pays et l'ouverture d'une crise politique aiguë. Hier, au Liban, si la majorité dirigée par Siniora et Saad Hariri pavoise et attendait la confirmation par le Conseil de sécurité de la création du tribunal international -lequel selon le projet de résolution entrera en vigueur le 10 juin prochain- l'opposition dite «pro-syrienne» prend date, comme l'affirme hier dans la presse libanaise le député Ali Hassan Khalil qui avertit: «N'espérez pas que nous reconnaissions ce tribunal, ni directement ni indirectement». Aussi, loin d'apporter la sérénité ou de contribuer à faire éclater la vérité sur l'assassinat de Rafic Hariri, le tribunal «spécial» pour le Liban risque surtout d'aggraver la tension au pays du Cèdre et d'élargir le fossé déjà béant entre les communautés libanaises. Veut-on démembrer le Liban que l'on aurait pas procédé autrement. Cette dérive et ses retombées sur le devenir du Liban, le Conseil de sécurité devra en assumer toutes les conséquences.