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L'enfer des harragas
LE SORT TERRIBLE DE DEUX JEUNES GENS
Publié dans L'Expression le 04 - 07 - 2007

L'histoire, légèrement romancée et que nous allons raconter, est véridique et s'est passée dans un village de Kabylie, durant l'année 2005.
Les vacances, c'est aussi le temps des retrouvailles dans les villages de Kabylie. Ces villages tristes et mornes, pour ceux qui les visitent en hiver, s'animent quelque peu, l'été venu. Alors, les djemaâs redeviennent vivantes et les soirées un peu plus animées, quand les jeunes et les vieux se rencontrent pour deviser et retrouver un peu de chaleur des anciens temps sur les dalles en schiste qui ont vu passer bien des générations. L'été est donc synonyme de grand retour, celui des enfants prodigues qui, un jour, poussés par la nécessité, se sont envolés vers des contrées tant au Nord, en Europe qu'ailleurs. Un ailleurs qui, hélas, leur permet de trouver ce moyen de subsistance et donc un emploi, ce que ne permet pas, du moins pas encore, leur belle région. En ces temps de chaleur et de figues, les exilés reviennent car nul ne pourrait rester longtemps sans revenir, semblent dire ces dalles en schiste des djemaâs, qui, l'espace d'un été, retrouvent une certaine jeunesse et racontent tout bas les temps de jadis. Oui, mais les histoires de dalles, aussi élevées soient-elles, ne sont pas l'histoire des hommes ou si peu, car n'ayant guère les mêmes besoins. Quant on a eu mal dans son corps et son esprit en s'usant à chercher un moyen de subsistance, et quand le corps fatigué et usé arrive au bout de la fatigue et que naît le désespoir, alors on se résout, la mort dans l'âme, à quitter, comme jadis les vieux, son village et sa poésie avec ses rudesses, pour aller gagner son pain.
L'histoire, légèrement romancée et que nous allons raconter, est véridique et s'est passée dans un village de Kabylie, durant l'année 2005.
Belkacem et Chabha
Belkacem, ce quinquagénaire, s'est fait un devoir d'être au village au moins un mois dans l'année. Il ramène avec lui sa smala. Sa vieille épouse, Ouardia, l'accompagne avec ce rare plaisir de respirer, encore une fois, l'air du pays, et aussi avec ce désir secret de «caser» sa fille, la belle Chabha, au pays. Depuis quelques années, à l'adolescence de Chabha, Liliane dans cette cité de la région du nord de la France, où Belkacem a élu domicile, depuis son départ du village, en cet hiver brumeux de décembre des années de l'après-guerre, pour rejoindre un oncle qui travaillait dans les mines de la région. Donc depuis l'adolescence de Chabha, Nna Ouardia ne rate aucun été pour revenir au pays et faire en sorte que la belle Liliane redevienne sa Chabha adorée. Depuis quelques années, Liliane semble plutôt attirée par les ors de la société de consommation.
Comme il faut dire que la jeune femme a commencé à ressentir les premiers émois du coeur avec la rencontre de Fabre, un bel homme aux cheveux couleur de blé mûr, et surtout au sourire angélique. Mais voilà, Belkacem et surtout la bonne vieille Ouardia ne l'entendaient pas de cette oreille, leur Chabha, et surtout pas Liliane, devra épouser un jeune du village. D'abord, on tonnait la famille et, ensuite, il n'y a pas ce fossé entre cultures. En somme, on sera entre soi, se disaient les vieux. Chabha s'amusait de cet état de fait. Elle savait que la fréquentation de Fabre, c'était juste un passe-temps et que son coeur est, en fait, libre, mais de s'amouracher d'un villageois? Non merci! Il lui semble que tous ces jeunes et plus spécialement Rachid, certes d'une beauté bien maghrébine, mais aussi lent et lourd à la détente que possible, très peu pour elle. Chabha aime plaisanter et les jeunes femmes du village adorent sa compagnie. Joviale, d'un naturel gai et surtout sans prétention aucune, elle est une jeune femme qui sème la vie et la joie autour d'elle. Belkacem observe tout cela d'un oeil attentif, car pour lui, le vrai bonheur, ce sera le jour où un jeune du village se présentera pour lui demander la main de sa Chabha. Il est prêt à promettre à son futur gendre monts et merveilles, y compris la possibilité de le prendre avec lui en Europe. Il se battra pour lui faire les papiers nécessaires et ainsi Belkacem aura sa Chabha à ses côtés. Mais les jeunes du village sont, quelque peu, rebutés par Chabha. Certes sa beauté est attirante, mais sa personnalité fait fuir les jeunes qui ont peur de cette ouverture d'esprit et aussi de cette culture.
En effet, la belle Chabha a fait une école supérieure et se prépare à entrer dans la vie active en intégrant, dès la rentrée, une importante entreprise en Belgique. Mais pour l'heure, elle se voit mal dans la peau de l'épouse de Salah, ce gros rougeaud de cousin que tout le monde s'échine à lui faire rencontrer. Salah est une sorte de balourd qui n'attend de cette union que la possibilité de partir vers cette Europe dont tout le monde en parle au village. Chabha, ayant eu vent de cette affaire, n'a pas hésité à tempérer les ardeurs de Salah en lui disant, lors d'une rencontre fortuite: «Tu sais, je t'aime bien, tu es gentil et tu es le meilleur des cousins, mais restons-en là, tu veux bien?» Pour elle, le pays c'est d'abord un moment de repos et de retrempe dans l'atmosphère familiale, ensuite des moments de plaisir à se dorer au doux soleil, allongée sur le sable blond de la plage, et passer de douces soirées avec ses cousines. L'éternel féminin étant ce qu'il est, la belle Chabha aime bien ces instants de plage quand elle se fait admirer par tous ces jeunes hommes plus musclés et bruns les uns que les autres, mais sans plus. La belle ne s'attendait surtout pas à ce que Cupidon lui décoche cette flèche qui lui transperça le coeur. Il était beau, bien «baraqué», le teint brun, élancé, musclé et surtout avec un sourire ravageur. Chabha sentit son sang ne faire qu'un tour. Jamais, elle n'a éprouvé ce genre d'attirance, elle ne quittait pas le jeune homme de ses yeux, et priait le ciel pour que l'inconnu ose lui adresser la parole. La jeune femme était perdue dans ses pensées, quand Karim, l'aborda. «Bonjour vous, vous n'êtes pas de la région, je crois!» Chabha essaie de prendre un air naturel et répond dans un souffle: «Non, pas d'ici, je suis émigrée!» Avant même qu'elle ne finisse sa phrase, elle regretta de lui en avoir tant dit. Décidément, ce jeune homme lui fait perdre toute retenue. Karim poussa l'avantage et demanda à la jeune fille s'il pouvait espérer la revoir pour faire plus ample connaissance. Abasourdie par la suite des événements, Chabha ne crut pas ses oreilles quand elle s'entendit lui répondre: «Oui avec plaisir, mais je pense qu'un numéro de téléphone pourrait suffire pour le moment», et d'une traite, elle lui confie le sien.
L'idylle vire au cauchemar
Les deux jeunes gens qui se sont rencontrés accidentellement, commencent à tisser une belle idylle. Les feux de l'été se transforment doucement en feux de l'amour. Chabha est transformée, ce n'est plus qu'une jeune femme amoureuse. Elle ne vit et ne respire que par son Karim qui est devenu le centre du monde. Mais voilà, en plein rêve, alors que nos deux tourtereaux se préparent, chacun à sa façon, en se projetant dans le futur, que les exigences de l'administration assombrissent leur avenir immédiat. D'abord, Karim n'est pas totalement en règle avec le service national, il lui faudra donc, d'abord et avant d'envisager son futur, être en règle avec l'armée, ensuite se pose la question du devenir du couple. Les lois relatives à l'émigration et au rapprochement familial sont de plus en plus draconiennes, Karim a réfléchi au problème. En fait, il n'a jamais cessé de réfléchir au problème, depuis le début de son idylle avec Chabha. Sa décision est prise: terminer son service national, ensuite obtenir un visa de séjour temporaire, et une fois là-bas, vivre avec sa dulcinée. Karim a fini par rejoindre la caserne située pratiquement au bout du pays. Il a ainsi vécu dix-huit mois dans le Sud, entre le ciel et le sable, comme il aime si bien le dire. Durant ces dix-huit mois, les lettres et les coups de téléphone de Chabha étaient ses seuls moments de bonheur. A sa libération, Karim n'avait qu'une idée en tête, rejoindre Chabha. C'est ainsi qu'il dépose un dossier pour un visa pour la France. Le consulat était, ce jour-là, plein de monde, les gens faisaient la chaîne, et en attendant, devisaient entre eux. Des Algériens, personne n'en voulait. Aussi, Karim dut-il essuyer plusieurs refus, mais c'était sans compter sans sa volonté de rejoindre Chabha.
C'est en recevant un troisième refus du consulat de France, que Karim rencontra à Alger un autre jeune qui lui parla des harraga. Il suffisait de se rendre à Oran et de rencontrer certaines personnes pour, ensuite, pouvoir embarquer dans un petit bateau qui, en une dizaine d'heures de navigation, vous dépose sur les côtes espagnoles. Karim avait peur, lui, un enfant de la montagne en pleine mer...Mais la tentation était trop forte. Karim, muni des «adresses idoines» et d'un petit pécule, se rendit dans la capitale de l'Ouest où il rencontra d'autres jeunes gens dans son cas. Ils se réunirent et se préparèrent à ce voyage en...enfer. Une barque, quelques provisions de bouche, un GPS et beaucoup d'eau ainsi que le carburant nécessaire, et surtout quelqu'un ayant des notions de navigation et la nave-va! Cette nuit-là, la mer paraissait calme, le départ se passa très bien. Entassés dans le frêle esquif, les jeunes gens semblaient être en croisière. C'est en haute mer que les choses commencent à se gâter, la houle fait tanguer dangereusement l'embarcation. Karim et ses compagnons d'infortune étaient tous malades, et devant la mer démontée, ils n'en menaient pas large. Vers l'aube, la mer devenait, de plus en plus, dangereuse, et le frêle esquif menaçait de se briser, d'un moment à l'autre. Soudain, une grosse lame emporta l'embarcation, et les passagers disparurent dans les flots démontés. Karim ne savait pas nager, le lendemain, un bateau passe près des lieux, recueillit quelques survivants, mais de Karim, aucune trace!
Chabha attendit plusieurs jours des nouvelles de Karim, en vain.
La jeune femme se résout à accepter son sort: veuve avant d'être mariée! Karim disparu, Chabha ne trouva plus aucun goût à la vie. Elle dépérissait, à vue d'oeil, devant ses parents, impuissants à lui venir en aide. Que faire devant pareille destinée? Chabha ne réagit pas et se réfugia dans le silence, abandonna ses études. Mieux, elle alla en Espagne et, recueillie par une famille algérienne, elle faisait son enquête pour essayer de retrouver, au moins, les restes de Karim. Les semaines passèrent et la jeune femme sombra alors dans la folie. Aujourd'hui, elle erre dans les rues de Madrid et demande à chaque passant: «Avez-vous rencontré Karim?» Triste fin pour une couple promu au bonheur! Un jeune, mort pour avoir voulu rejoindre, contre vents et marées, sa promise, et une jeune femme a perdu la raison pour avoir aimé! Cette triste histoire de deux jeunes gens qui sont retranchés de la vie, l'un mort dans, certainement, d'atroces souffrances, et l'autre a perdu la raison, car elle a perdu son être le plus cher.


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