On avait découvert Abdellatif Kechiche, acteur, aux côtés de Chafia Boudrâa, dans Le Thé à la menthe, puis dans Les Innocents d'André Téchiné... Jusqu'au jour où il se pointa à Venise, en 2000, avec La Faute à Voltaire qui lui permit de décrocher le Lion d'Or de la première oeuvre... Et puis vint le phénoménal L'Esquive qui a été difficile à monter, malgré la distinction vénitienne. 500.000 euros difficilement réunis et voilà que Abdellatif Kechiche décroche quatre Césars en 2004. Un des plus grands producteurs français, Claude Berry, lui présente alors un contrat pour deux films... Kechiche se souvient alors de cette histoire dont personne n'avait jamais voulu et qu'il avait écrite en 2002 et décide de la retravailler pour en faire La Graine et Le Mulet. Un tournage à Sète, aux bords de la Méditerranée, durant seize semaines, un casting constitué d'inconnu(e)s et voilà le film qui débarque discrètement sur le Lido. La presse n'est pas tout à fait au rendez-vous, la salle n'est pas pleine. Au bout de deux heures trente d'images, les applaudissements fusent. A la soirée officielle (seize heures trente en fait, pour Kechiche, faut pas charrier...) Les photographes ne se bousculent pas, ils se réservent pour les films de stars... Mais là aussi, la sauce prend, et l'ovation durera plus de vingt minutes... Le lendemain Ciak la revue ciné italienne, convertie en quotidien pour la Mostra, aligne les «étoiles» des critiques... Aucun film, à ce jour, n'a fait autant le plein que ce bijou tunisien, qui est présenté sous les couleurs françaises... Porté par un acteur anonyme jusque-là, Habib Boufarès, qui incarne un ouvrier émigré, Slimane Béji, poussé pour cause de compression vers la porte de l'atelier de réparation des chalutiers. Tout en sobriété, ce père très proche de ses enfants, de ses filles surtout, vit son drame en silence, lesté aussi par un divorce avec une Tunisienne qui, elle, continue à régenter la vie de ses garçons et de ses filles, telle une mamma méditerranéenne. Il y a beaucoup d'amour dans ce dénuement évident, mais que Kechiche ne laisse aucunement disparaître sous un misérabilisme, latent pourtant. Le père vit dans une chambre de cet hôtel d'Orient, tenu par une autre Maghrébine, Latifa, partagée entre son attirance pour Slimane et l'éducation de sa fille, Rym, Hafsia Herzi. C'est un film sans complaisance, la méchanceté n'est pas d'un seul bord. Et le cinéaste insiste, avec délicatesse, là-dessus. Il filme avec une caméra lourde et en scope comme un Cassavetes, celui de Femme sous influence comme l'auteur de Gloria il ne craint pas de faire naître des conflits entre les membres de la famille, tout en se gardant de porter un jugement. Il ne craint pas non plus de montrer la sensualité gironde de la mère, des filles mais aussi du désir contrarié, par une panne de sens, du père, assis, de dos, nu sur un le bord d'un lit, sous le regard plein de tendresse et de compréhension de Latifa. La «graine» du titre renvoie au couscous, dont Slimane veut en faire la spécialité de ce restaurant qu'il ambitionne d'installer sur une péniche réformée à amarrer à un des quais de la ville de Sète. Devant le mur d'incompréhension dressé devant lui et la jeune Rym qui l'a accompagné dans ses démarches auprès de la banque, de l'administration (etc.), Slimane décide de lancer une invitation aux notables de la ville sur sa péniche, histoire de leur prouver la viabilité de son projet gastronomique. Pour lui c'est une réponse digne à ses fils qui ont osé lui conseiller d'aller se retirer au bled, n'ayant plus rien à faire ici. Pour le couscous tunisien, il sait où trouver le poisson, du mulet, mais, pour la graine, c'est à sa première femme de la rouler. Pour cent personnes. La fin est dramatique, permettant, au passage, à Abdellatif Kechiche de rappeler que l'insécurité touche aussi les familles émigrées, au même titre que les autres... Cette fin de film va aussi nous convaincre, définitivement, que chez ce cinéaste, la direction d'acteurs est une seconde nature et qu'il reste un découvreur de talents de premier plan. Après avoir révélé à la France entière la jeune Sarah Forestier, césarisée pour L'Esquive, Kechiche prend date avec sa nouvelle révélation, époustouflante de naturel, Hafsia Herzi (Rym) à qui le prix Mastroianni du jeune talent ne peut échapper, logiquement, à ce prodige d'à peine dix-sept ans! Quant au Lion d'Or de la 64e Mostra, ce n'est pas seulement le coeur qui le suggère, mais en bonne partie, la raison. Wait and see.