«Tout cela ne serait pas arrivé si Yasmina n'était pas partie.» Rabah est jeune, il a selon lui 24 ans. Il est de Haute-Kabylie, sans qualification aucune et avec un niveau scolaire des plus bas. «Je n'ai pas dépassé la neuvième année fondamentale de l'époque.» D'emblée, il dira: «Je suis venu pour une annonce, j'ai envie de proposer un de mes reins à la vente.» Et d'ajouter: «Vous savez, c'est vrai je n'ai que cela à proposer et j'ai envie de le vendre cher, très cher.» On essaie de discuter et surtout de lui faire toucher du doigt l'incongruité de la chose. Rabah écoute notre tirade et une fois que l'on pensait l'en avoir dissuadé il réfléchit un peu et reprend. «J'en ai ras-le-bol de la pauvreté, certes je vis au crochet du père, un retraité. A dire vrai, je ne suis pas dehors, mais moi j'appelle cela vivoter.» Rabah parle, parle, avant d'arriver au noeud gordien du problème: la raison qui le pousse à vendre son rein. «Tout cela ne serait pas arrivé si Yasmina n'était pas partie», dit-il dans un soupir. On se tait en essayant de respecter cette intimité, mais lui n'en a cure, il est au bout du rouleau et veut se confier. «Oui elle était belle Yasmina, on avait beaucoup de sentiments l'un pour l'autre. On était ensemble depuis au moins cinq ans mais jamais les choses n'ont dérapé entre nous. Mais voilà, les choses ne s'étant pas amélioré pour moi et ne pouvant aller demander sa main, je me suis effacé pour son bonheur. Aujourd'hui elle est mariée, je sais que ni elle ni moi ne sommes heureux, mais c'est la vie.» Il se secoue et continue son récit: «Je n'ai aucun moyen, pas de logement, pas un travail fixe. Pourquoi lui faire subir cette misère qui me colle à la peau? Je n'ai pas le droit, elle mérite mieux.» Il enchaîne: «Mon but est désormais d'être riche, très riche. Mais voilà, il n'y a pas d'autre moyen à part l'incartade et cela mon éducation ne me le permet pas. C'est vrai, j'ai songé à me suicider, c'est aussi une solution mais la plus extrême des solutions et cela est interdit par la religion est la raison. Je ne suis pas prêt à suivre d'autres voies, je ne peux pas devenir un brigand, un voleur et détrousser des pauvres gens pour vivre ou encore faire comme ces jeunes qui rejoignent le maquis pour s'enrichir. Non cela je ne le veux pas, aussi la seule chose qui me reste, c'est d'essayer de vendre un de mes reins.» Rabah raconte ses nuits passées à la belle étoile sur les chantiers et le lendemain après une journée de labeur: «Il y a tous ces jeunes de mon âge en carrosses rutilants et habillés de belle manière. Dire que ces jeunes n'ont même pas eu à bouger le petit doigt pour acquérir tout cela. Moi aussi je veux ma part et ceci explique mon désir de vendre un de mes reins. Vous savez si j'arrive à vendre ce rein et on m'a affirmé que l'on peut vivre avec un seul, je vais commencer par m'acheter un visa et aller en Europe ou en Amérique et là-bas refaire ma vie.» Des jeunes comme lui, le pays en foisonne. Certains se réfugient dans la religion et sont alors des proies faciles pour les adeptes de la violence, d'autres confient leur vie à de frêles esquifs et finissent généralement «mangés» par la mer et les poissons et enfin il y en a qui attendent patiemment que les choses changent. Ce n'est apparemment pas le cas de Rabah qui a pris cette difficile et dure décision de vendre un peu de son corps pour «sauver» le reste. Dur, dur d'écrire cela en Algérie de 2007, mais les bouleversements économiques semblent s'accompagner de tragédies.