La relation Euro-Med est une priorité pour tous les peuples de la région. Depuis plus de vingt ans, notamment après la chute du mur de Berlin, les acteurs de la société civile, les diplomates et les politiques recherchent une voie pour lier ou, à tout le moins, faire coexister les peuples de la Méditerranée. Le processus Euro-Med de Barcelone est en panne. Pourtant ce mode de partenariat ambitieux est légitimement porteur d'espérances. De nouvelles idées sont en gestation comme celle de l'Union méditerranéenne. En tout état de cause, le rapport entre les deux rives est incontournable. Il est urgent de dire, franchement, à nos amis européens, quel est notre point de vue sur l'Europe. Et par là exprimer notre attachement à cette relation stratégique. La relation Euro-Med est une priorité pour tous les peuples de la région, afin que la prospérité partagée et la justice, en ce lac berceau et avenir des peuples, l'emportent sur ceux qui veulent construire des barrières et des murs. L'Europe est d'abord attractive. Le monde entier cherche à imiter son modèle. Elle représente aux yeux des peuples de la rive Sud avant tout un type de développement à suivre. Les élites chez nous constatent que cet ensemble a commencé modestement, en s'appuyant sur des facteurs précis du développement industriel, le fer et l'acier. Les pères de l'Union étaient pragmatiques. L'idée d'un marché commun économique et progressif a dominé sa construction, afin de ne pas compliquer ou bloquer au départ la démarche par des considérations politiques. Il a fallu du temps -près de cinquante ans- pour aboutir au modèle actuel, qui est impressionnant. C'est un ensemble politico-économique performant et un des plus avancés en ce qui concerne le développement du niveau de vie. Actuellement, les symboles de cette puissance sont sa monnaie la plus forte du marché mondial, le pouvoir d'achat et le revenu par habitant. Cependant des limites et des contradictions importantes existent aussi. On doit s'inspirer de cette expérience, qui s'appuie sur l'économie de marché, la sécularité et la techno-science, mais on ne peut pas l'imposer de manière aveugle aux autres peuples, à l'histoire, aux valeurs et aux contextes différents. Bien plus, il est vital de dialoguer, afin de bénéficier des avis, critiques et opinions des autres, et de tenter de construire un monde commun valable pour tous, compte tenu du fait que l'avenir et les défis sont communs. Critiques La première critique est d'ordre fondamental. L'Europe depuis le départ s'est construite comme un club fermé. Il a fallu du temps pour qu'elle s'ouvre à d'autres régions de l'Europe, notamment celles du Sud. Aujourd'hui, malgré son élargissement à plus de 27, elle continue d'apparaître comme un ensemble fermé. Sa vision semble encore fortement marquée par l'européocentrisme et le refus de vraiment dialoguer et admettre les autres partenaires. La question controversée de l'adhésion de la Turquie est symptomatique de cette difficulté. Au lieu de respecter les conditions initiales et le calendrier tracé, des tergiversations et fuites en avant sont enregistrées. Malgré une certaine volonté d'ouverture comme avec le projet incontournable du partenariat Euro-Med, déclaration de Barcelone de 1995, et la recherche d'une politique dite aujourd'hui de Voisinage, qui ne donnent pas de résultats, ni même de visibilité, escomptés, la rive Sud est en attente d'une dynamique réelle d'ouverture et de coopération avec l'Europe pour coexister et faire face aux exigences communes. La deuxième critique est d'ordre stratégique. L'Europe semble surtout viable économiquement, soucieuse de multiplier le nombre de consommateurs, car soumise aux contradictions du libéralisme sauvage. Elle n'est pas assez créative politiquement, en particulier sur le plan de sa politique extérieure. Le monde souhaite que l'UE s'implique plus pour réduire les inégalités, équilibrer les rapports de force et travailler à un ordre juste, cohérent et multipolaire. Depuis la fin de la guerre froide, la crise du droit et des relations internationales et l'insécurité dans le monde se sont accentuées, de par la tentative d'hégémonie par la première puissance et ses alliés d'agir en dehors des institutions internationales, ou de les instrumentaliser et de vouloir imposer par les pressions, les ingérences ou la force un système unipolaire injuste. La violence des puissants crée le désespoir et engendre des réactions et violences aveugles. L'Europe doit s'impliquer davantage, sortir de l'attentisme ou du suivisme. Nous souhaitons qu'elle assume un rôle pionnier de médiateur et d'acteur efficace pour le règlement pacifique et diplomatique des différends et des conflits et la réforme des organisations internationales. La nécessité d'oeuvrer en particulier pour un règlement juste et équitable du conflit du Moyen-Orient qui demeure le problème politique majeur sur lequel la communauté euro-méditerranéenne ne peut se permettre de faire l'impasse et qui, en tout état de cause, comme tout le monde le sait, pèse lourdement sur tout processus de coopération Euro-Med, voire le prend en otage. La troisième critique est liée à l'équité. On constate que pour 10 euros consacrés, en termes d'aides ou d'investissements à l'Est, région que nous respectons, seul un euro est prévu pour le Sud. Et seul en moyenne 0,2% du budget des pays européens est consacré à l'aide aux pays du Sud. Un déséquilibre flagrant, alors que l'avenir des relations internationales relève surtout du rapport Nord-Sud. La coopération de l'Union européenne avec d'autres régions du monde, si légitime et naturelle soit-elle, ne peut avoir les mêmes incidences sur l'avenir de l'humanité que la coopération avec les pays de la rive sud de la Méditerranée. De plus, les relations entre les populations, les collectivités locales des deux rives et les sociétés civiles sont insuffisantes. Les contacts et les aides sont faibles malgré des efforts et la proximité. Par exemple, Alger, Tanger ou Tunis sont plus proches de la rive Nord et de Barcelone que toute autre ville d'Europe. De plus, le Sud est un marché d'avenir et représente un monde émergent qui partage nombre de valeurs avec ses voisins autour de la Méditerranée. La complémentarité économique est un atout pas assez exploité, les entreprises perçoivent souvent le Sud comme un simple marché garanti d'avance, et non point comme des opportunités pour le co-développement. Une identification claire et quantifiée des instruments financiers d'investissements, de solidarité et d'aide qui accompagnent les objectifs de la coopération économique entre pays euro-méditerranéens est peu visible. Il s'agira à l'avenir de réhabiliter ensemble l'objectif d'une incitation des échanges et des investissements européens vers les pays du Sud. Mais surtout de mettre l'accent sur les transferts de connaissances, de compétences et la formation au savoir et au savoir-faire notamment, afin de stabiliser les populations et de réduire la fuite des cerveaux et le flux des immigrations Nord-Sud. Reste à comprendre que nous considérons qu'il y a un trop grand tapage au sujet des nouveaux migrants en Europe. Quelques milliers ou dizaines de milliers, voire une centaine de milliers de jeunes qui apportent leur force et leur vitalité à l'Europe ne doivent pas être perçus comme une menace, mais comme une chance. Les murs et les barrières ne sont pas une solution idéale ou durable. Il faut certes apprendre à tous à respecter les frontières, mais en garantissant la circulation des personnes, la mobilité, en restant généreux et en redonnant de l'espoir aux jeunes des pays pauvres ou en voie de développement. La quatrième critique concerne la dimension démocratique, culturelle et humanitaire. L'Europe, à l'exception des déclarations d'intention et quelques expériences encourageantes qui méritent d'être améliorées, ne semble pas assez comprendre et respecter le droit à la différence des nouvelles minorités dans la Cité, les populations musulmanes. La propagande du choc des civilisations et des discriminations domine. Même si des efforts de différents acteurs politiques, sociaux ou médiatiques européens sont perceptibles et que des pays travaillent pour l'alliance des cultures et le vivre ensemble, la banalisation de l'islamophobie, explicite et implicite, insidieuse ou déclarée, est le nouveau racisme qui alimente l'insécurité et affaiblit sa position. Après la fin de la guerre froide, afin de faire diversion aux problèmes d'injustice et de tenter d'asseoir une hégémonie fondée sur la loi du plus fort, le système mondial dominant, par un besoin inhérent, s'est inventé un nouvel ennemi. Cela fait montre d'une cécité et confusion. Car l'Islam, qui a contribué à l'essor de l'Occident et accueilli en son sein les autres cultures et religions, est une civilisation universelle évolutive, aux cultures plurielles, elle ne peut être actionnée de l'extérieur. Sur le plan du savoir et de la connaissance, les études objectives et l'enseignement de la religion et de la civilisation musulmanes et de la langue arabe, ont reculé en Europe. Le traitement de cette question en rive Nord est fait uniquement pour des raisons sécuritaires ou économiques. Ce qui fausse les relations. Un avenir commun La crédibilité de l'Europe, sa sécurité, son influence dans le monde sont en jeu. En tant qu'ensemble proche du Sud, et avant-garde du développement dans nombre de domaines, elle est face à ses responsabilités. Son caractère démocratique est mis à l'épreuve dans son rapport aux citoyens et peuples de confession musulmane. Elle doit et peut être pionnière en matière de démocratisation et de respect de la différence. Nos sociétés en rive Sud, malgré toutes les difficultés, sont en mouvement. D'autant que 70 pour cent de nos citoyens ont moins de trente ans et sont avides de modernité, mais la plupart savent aussi qu'il faut aussi rester fidèles aux racines et aux valeurs propres. N'est-ce pas légitime? Nous savons que la démocratie est la condition du développement. Mais nous savons aussi que l'Etat et ses institutions sont le socle qu'il faut consolider. Et nous savons que dans ce monde cynique, les puissances et institutions étrangères nous comprennent si peu. Elles préfèrent trop souvent leurs intérêts étroits et des régimes illégitimes pour pouvoir faire pression. Mais nul ne peut empêcher la marche des peuples assoiffés de justice et de sens. Certains veulent nous isoler et nous séparer du monde moderne, tout comme d'autres veulent nous couper de nos racines et de l'idéal de justice. Restons plus que jamais en contact, confiants et vigilants, afin de bâtir un avenir qui est commun. Séparer les deux rives est invraisemblable. Lier est sage et réaliste. Le local dépend du mondial et réciproquement.