Les lettrés de cette ville ont appris, depuis dix ans, à faire la différence entre pays démocratiques et pays en voie de démocratisation. Finalement, on votera pour quel parti cette fois? Pour les partis religieux? Peu probable dans la mesure où un petit retour en arrière éclairera le lecteur sur le pourquoi d'une telle attitude. Souvenons-nous! Il y a dix ou onze ans furent tirées les premières salves contre des citoyens que la propagande du FIS dans les mosquées décrivait comme des taghout et les Bordjiens dont la ferveur religieuse n'a jamais été feinte, crûrent pendant des années que le FIS était le parti de la justice qui allait les débarrasser des mécréants et autres «ennemis de Dieu». La mouvance mobilisa plus que ce qui était attendu d'elle. Mais un jour, il a bien fallu déchanter... Avec le FIS et l'offre indéchiffrable qu'il mettait aux enchères au tout début de sa subversion «divine», Bordj s'était quasiment coupé en deux. Un clivage que ne put provoquer dans le passé que la distribution contingentée de produits volontairement raréfiés dont l'achat supposait une revente systématique dans les marchés périphériques de la région, qui rapportait gros aux spéculateurs. Cette fois ce fut différent dans la mesure où les mots d'ordre du FIS en appelaient plus au populeux pour recruter en son sein les futurs «mahchouhistes» qui seront aussitôt orientés vers les riches pour leur extorquer la dîme du «djihad» l'arme à la main. L'objectif recherché ne se résumait pas seulement au braquage des nantis pour leur soutirer de grosses sommes d'argent, il consistait aussi à jeter le discrédit sur la mosquée de Bordj, une mosquée pratiquement séculaire que la «renaissance», prônée par le cheikh Abdelhamid Ben Badis, avait touché de sa grâce dans les années 40-50... Mais le discrédit n'eut pratiquement pas la moindre influence sur les fidèles ni sur leur progéniture qui, comme eux, avaient appris chez les ascendants les mêmes préceptes sinon la même voie appelant à un Islam réformé, un Islam tolérant dans une société qu'il fallait à tout prix affranchir de la dépendance obscurantiste. Bordj Ménaïel, qui est une ville authentiquement berbère, mais dont les habitants parlent l'arabe dans la rue et le kabyle, pour une bonne partie d'entre eux, à la maison, s'est toujours distinguée par son côté industrieux que lui envierait un grand nombre de cités avoisinantes. Partie prenante dans l'héritage que lui ont légué les Beni Mezeghenna au XVIIIe siècle elle combattit les escouades turques pour les empêcher de pénétrer dans les contreforts du Djurdjura non sans succès. Aussi, pour certains de ses habitants, est-ce une marque de fierté que de se savoir les héritiers des farouches résistants qui se sont opposés avec courage et dignité aux Ottomans pour leur couper la route de Lalla Khedidja. Ce substrat de qualité, ajouté au nombre de jeunes qui, à partir de 1955, ont pris le chemin des maquis de la Wilaya III à partir de Bordj Ménaïel, cette convergence d'événements, lointains et proches, n'ont pas manqué de réveiller les mémoires lors de l'offensive du FIS et ses groupes d'assassins. Mémoires qui, aussitôt, se mirent au service de la raison pour offrir aux gens tolérants la possibilité de décrypter les faux prêches des vrais. Mais il y a aussi parfois à Bordj des coups de colère dont les conséquences se traduisent souvent en déprédations ou en occupations illégales d'immeubles neufs comme on l'a vu dans la partie précédente du présent reportage. Il y a une dizaine d'années la mobilisation des habitants de la daïra de Bordj, qui englobe une large partie des montagnes environnantes, était redevable aux anciens du maquis qui, en crapahutant dans tous les sens leur zone de combat, avaient conservé des liens indéfectibles avec les habitants des montagnes qui, malgré la misère et l'angoisse quotidiennes, ne manquaient jamais l'occasion de leur venir en aide en leur fournissant des vivres qu'ils prélevaient volontiers dans leurs maigres réserves de nourriture. Au temps du parti unique, cette population-là, grâce aux liens qu'elle entretenait avec les anciens maquisards de la région, s'était toujours engagée aux côtés de FLN même pour animer les campagnes de reboisement. Cette symbiose-là ne pouvait, à l'évidence et notamment après les événements d'octobre 1988, s'accommoder sans réagir de la naissance ex nihilo du parti du RND qui, par ailleurs, avait connu les mêmes réserves de la part des populations dans d'autres régions du pays. Pour autant le RND, qui profitait d'une conjoncture peu favorable au FLN durant les circonstances que l'on sait, doit, aujourd'hui, compter avec le retour des anciens maquisards et leurs adeptes qui, profitant de la régression de l'intégrisme dans la région, sont entrés dans une phase où l'embellie aidant, croient pouvoir démontrer que l'ancien parti unique est loin d'être mort. A Bordj Ménaïel, aujourd'hui, les gens rêvent. Ils rêvent de voir, un jour, le centre de gravité de la démocratisation quitter la ville d'Alger, sans la vider, pour installer dans les grandes et moyennes villes du pays. Les lettrés de Bordj Ménaïel, que la pratique lucrative du trabendo a conduits dans toutes les régions du monde, ont appris, depuis dix ans, à faire la différence entre pays démocratiques et pays en voie de démocratisation. En général ils souhaitent que leur ville soit animée comme le sont régulièrement les autres villes de la planète dans les autres pays démocratiques. Ceci étant, il est vrai que la tristesse de Bordj Ménaïel rappellent, à s'y méprendre, celle de certaines prisons du pays avec en moins la liberté de circulation. Bordj est une ville de plus de 100.000 habitants malgré des statistiques qui en consignent moins sur leurs tablettes. Les conséquences de cette démographie se traduit par de moins en moins de possibilités de loger les nouveaux venus. Car il s'agit bien d'un produit éloquent de l'exode rural venu peser sur une ville qui était déjà asphyxiée par son propre taux démographique, un taux qui atteignait durant les décennies 70-80 des sommets qualifiés d'inquiétants. Il va sans dire que cette aggravation n'est pas étrangère à l'occupation illégale des habitations nouvellement construites. De ces incidents incontrôlables ne pouvait pas ne pas naître un sentiment de frustration à l'échelle de la ville que nourrit insensiblement une négligence récurrente qui fait que les habitants de Bordj n'ont jamais cessé de comparer l'APC de la ville à un nid de vipères duquel ne peut sortir que le mal. Comme nous le précisions dans notre premier article, Bordj ne possède pas d'établissements dignes de ce nom capables de créer en l'entretenant une atmosphère en mesure, par l'art et la culture, d'arracher l'attention des Bordjiens, de la détourner des jeux de hasard clandestins. A Bordj, depuis trente ans, on n'a rarement vu arriver des artistes de théâtre en tournée ni de séminaires ou de symposiums chargés d'offrir aux Bordjiens l'occasion de parler de leur région tout en proposant des voies de développement qui lui soient seyantes. Durant ces trente dernières années, on a vu des Bordjiens en colère casser et détruire des établissements dont ils ont aussitôt regretté la disparition. Aujourd'hui une sorte de sagesse venue du fin fond de la Guerre de libération nationale avec l'intégralité des espoirs qu'elle avait fait naître, semble vouloir dire aux jeunes de la région que s'il y a un parti qui vaut le 30 mai prochain le déplacement, c'est bien le FLN. Le mot d'ordre nouveau et inhabituel circule sans criailleries intempestives. Et il semble que ça marche.