«Là où il y a la peur, il n'y a pas de religion. Le fatalisme a des limites. Nous devons nous en remettre au sort uniquement lorsque nous avons épuisé tous les remèdes...» Mahatma Gandhi Cette semaine a vu la commémoration de l'indépendance de l'Inde. Pour rappel, en 1946, la conférence de Simla échoue à maintenir l'unité de l'Inde. La partition apparaît comme la seule solution. La naissance de l'Inde et du Pakistan, le 14 août 1947, se fait dans la douleur: 12 millions de réfugiés sont jetés sur les routes, de graves émeutes communautaires éclatent. Soixante ans plus tard, où en sont ces deux pays? D'un côté, un pays au bord de l'implosion, de l'autre, l'Inde, un pays émergent malgré ses immenses difficultés avance et fait pâlir d'envie les vieux pays industrialisés. Au Pakistan, «pays des hommes purs» de près de 180 millions d'habitants, en dehors des célébrations officielles du 60e anniversaire de la création du pays, toutes les manifestations ont été interdites, par crainte d'un attentat ou d'un débordement. «En effet, écrit Ingrid Therwarth, le régime du président Pervez Musharraf connaît une crise extrêmement grave depuis le début de l'année. D'une part, le limogeage du premier magistrat du pays par le chef de l'Etat, le 9 mars dernier, a donné lieu dans toutes les grandes villes du pays à un soulèvement massif de la société civile contre le régime. Finalement, en juillet, la Cour suprême a annulé la décision de Musharraf et a rétabli le juge dans ses fonctions.» Le président, déjà affaibli par cette vague de protestations, l'a été plus encore après l'assaut donné contre la mosquée Rouge, bastion islamiste situé en plein Islamabad. Ses alliés internationaux, aux premiers rangs desquels figurent les Américains, l'ont accusé d'avoir laissé dégénérer la situation et de ne pas avoir réussi à lutter efficacement contre les terroristes et les islamistes qui trouvent refuge sur le sol pakistanais.(1) Le rêve et le déclin «La presse locale, écrit Najam Sethi, ne se réjouit donc pas de ce 60e anniversaire et l'ensemble des éditorialistes dressent un bilan plutôt sombre de ces six dernières décennies. Dans The Nation, le grand quotidien de Lahore, un ancien haut fonctionnaire se souvient de sa fierté de jeune homme le 14 août 1947. Mais, selon lui, le Pakistan est aujourd'hui l'ombre de ce qu'il a été. Qu'y a-t-il donc à fêter? [...] Pour la quatrième fois de son histoire, le Pakistan connaît un régime militaire et une ambiance de guerre civile. Il possède un système politique sans queue ni tête, hybride et artificiel, un Parlement de pacotille qui n'est pas souverain et un Premier ministre faible et inefficace nommé par un président puissant portant l'uniforme militaire. C'est triste de penser que, pour le Pakistan, ces six décennies gaspillées ont été marquées par un déclin et que le rêve [à l'origine de la création du pays] a tourné au vinaigre.» A Karachi, pour le quotidien Dawn, «il ne faut pas désespérer ou cesser de compter sur le Pakistan. Une fois que nous aurons clarifié la situation politique -ce qui est possible si les grands partis et l'armée arrivent à un consensus [pour partager le pouvoir]-, nous serons capables de réaliser le rêve de notre père fondateur [Mohammed Ali Jinnah] et de faire du Pakistan une des plus grandes nations du monde.» Le dénouement sanglant de la crise de la mosquée Rouge fragilise l'Etat face à la poussée extrémiste. Seule une alliance entre militaires et modérés pourrait sortir le pays du gouffre. L'´´opération´´ militaire contre les extrémistes de la mosquée Rouge, un bastion islamiste en plein Islamabad, s'est achevée le 11 juillet, mais la plupart des Pakistanais s'inquiètent de ses retombées...La seule voix discordante est celle de Benazir Bhutto, dirigeante d'un parti d'opposition, qui reconnaît que l'´´opération´´ était nécessaire, mais elle a habilement tempéré son jugement en ajoutant que l'extrémisme religieux est une conséquence de la prise de pouvoir par un militaire en 1999. Dans l'immédiat, ce qu'il nous faut plutôt, c'est une alliance politico-militaire modérée et éclairée, capable de freiner le développement du radicalisme religieux.(2) C'est donc une puissance en panne -n'oublions cependant pas, que le Pakistan est un pays qui maîtrise la technologie nucléaire. Ce pays mitoyen de l'Afghanistan, pays instable, est une caisse de résonnance de tous les conflits exacerbés, notamment depuis le 11 septembre. Côté indien, les choses sont bien différentes. Seize ans après la libéralisation de son économie, le pays connaît un extraordinaire boom. L'Inde est la deuxième nation la plus peuplée du monde avec plus d'un milliard d'habitants. Véritable mosaïque mélangée entre cultures et religieux. L'immense marché potentiel indien affiche 9% de croissance par an et il est le seul avec sa main-d'oeuvre qualifiée qui puisse faire contrepoids à la Chine. L'Inde est le premier exportateur au monde de services d'aide à la programmation informatique et d'experts en pharmacologie et en biotechnologie. Un million de diplômés par an, souvent en provenance des universités type «américain». Les sociétés d'informatique ont montré le chemin de cette importation de travail en provenance de l'Inde. L'Inde est constituée de 28 Etats avec une vingtaine de langues officielles. Hindouistes, musulmans, sikhs, jaïns, chrétiens se partagent le domaine du culte. Bangalore, temple de l'informatique (La Silicon Valley indienne), continue, de manière exponentielle, son Big Bang comme plus gros fournisseur de main-d'oeuvre qualifiée dans la haute technologie, mais dont les campagnes restent, malgré tout, sous-développées. Un tiers de la population vit avec un dollar par jour et on compte 40% d'illettrés. L'Inde tisse sa toile sur toute la planète. C'est un fait. Elle s'intègre, elle rachète des sociétés européennes et américaines. Elle ne s'accorde pas facilement avec ses concurrents directs, la Chine et le Pakistan. En 2030, elle aura probablement dépassé la Chine en population. Pour les Etats-Unis, elle reste le partenaire potentiel dans la gestion de l'ordre global.(1) Le Premier ministre vient de finaliser un accord de coopération nucléaire civile avec les Etats-Unis, donnant ainsi à l'Inde le statut de grande puissance. «L'Inde libre dont Gandhi a rêvé ne se réalisera entièrement que lorsque nous aurons banni la pauvreté de notre pays», a lancé, mercredi 15 août, le Premier ministre, Manmohan Singh, à l'occasion des 60 ans de l'indépendance de l'ancienne «perle de la Couronne britannique». Un anniversaire célébré dans un climat apaisé avec le Pakistan voisin, qui permet au sous-continent de se concentrer sur ses ambitions économiques. «Je vous assure à chacun d'entre vous et au pays tout entier que le meilleur est à venir», a promis le Premier ministre indien à ses 1,1 milliard de concitoyens. Rappelant toutefois que la croissance a laissé derrière elle une majeure partie de population, Manmohan Singh a lancé un avertissement: «Nous ne devons pas être trop sûrs de nous.» En juin 2005, recevant le titre de Docteur honoris causa à Oxford, le Premier ministre, Manmohan Singh, dans le sillage de l'oeuvre positive de la colonisation, même en Grande-Bretagne, déclara que, si le règne colonial britannique en Inde avait donné lieu à une exploitation intense, il avait également apporté quelques bienfaits: les institutions de l'Etat de droit, un corps professionnel de fonctionnaires, une presse libre, des universités et des laboratoires de recherche modernes. Un tel discours a déclenché un débat animé. Pour les uns, le Premier ministre avait sali la mémoire des martyrs de l'indépendance; d'autres y voyaient un signe de la nouvelle confiance en soi de la nation indienne, capable d'examiner, sans fausse honte, le vrai bilan de son passé colonial. Voilà un exemple que nous devrions suivre en Algérie. Ne passons pas notre temps à nous lamenter: suons pour avoir assez de puissance scientifique pour se permettre de reconnaître quelques rares bienfaits à la nuit coloniale... The Hindu, le grand journal indépendant de Madras, reflète bien le ton général. Ainsi peut-on lire dans ses pages, «le succès durable de l'Inde en tant que démocratie parlementaire est un modèle. [...] Ses réussites ont dépassé les prédictions les plus optimistes. [...] Mais aujourd'hui, plus que jamais, il est impossible de fermer les yeux devant les deux Indes: une plus riche que ce qu'on peut imaginer; une autre luttant contre une pauvreté qui fait mal au coeur». Soixante ans après les indépendances du Pakistan et de l'Inde, tous les problèmes sont donc loin d'être réglés. Mais l'ancrage démocratique et le décollage économique de l'Inde contrastent de façon frappante avec la situation de plus en plus préoccupante au Pakistan. Et, selon toute vraisemblance, l'écart n'a pas fini de se creuser.(1) Dans ce territoire immense, écrit Marc Epstein, où tout paraît plus grand, plus riche et plus complexe qu'ailleurs, il n'y a pas un «père de la Nation», mais deux: Jawaharlal Nehru et Gandhi. Le premier était un visionnaire rationaliste. L'Inde lui doit la boîte à outils institutionnelle qui permet à la plus grande démocratie du monde de fonctionner, depuis sa création, sans heurts majeurs: Constitution, Parlement, fédéralisme...Plus subtile, la contribution de Gandhi a aussi été plus fondamentale et, surtout, plus durable. Sa philosophie de la résistance pacifique a constitué un modèle pour Martin Luther King, aux Etats-Unis, dans les années 1960, mais aussi pour Nelson Mandela, en Afrique du Sud, au temps de l'apartheid. Gandhi a posé les fondations spirituelles et philosophiques qui ont permis à la démocratie de prospérer. En invitant tout Indien à se dépasser, il a contribué à l'émanciper -qu'il soit hindou ou musulman, de haute caste ou intouchable, homme ou femme. Le vrai combat pour la démocratie, nous enseigne Gandhi, c'est celui que l'individu livre, dans son âme, entre sa volonté de domination et sa capacité de vivre en paix avec son prochain. Seul l'homme qui a pris conscience de ce conflit intérieur peut acquérir le sentiment de compassion et le respect de l'autre, préludes indispensables à un engagement citoyen utile. L'incroyable modernité de Gandhi est là. C'est elle qui a permis d'instaurer le suffrage universel dans l'Inde pauvre et largement analphabète de 1947. Albert Einstein l'a dit: «Les générations à venir croiront à peine qu'un être de chair et de sang comme lui ait pu fouler cette terre.»(3) Jacques Attali, interviewé par L'Express, livre quelques réflexions sur la vie de Gandhi. Ecoutons-le: «...La plupart des grands hommes ont changé le monde par leur action, Gandhi l'a fait par ses idées. C'est Martin Luther King qui m'a amené à Gandhi, bien avant que je découvre l'Inde. Plus tard, Nelson Mandela m'a parlé de lui dans sa période sud-africaine. Gandhi était son maître à penser, il lui a appris le courage de ne pas se rebeller en prison, à trouver sa force intérieure par ses techniques de méditation, de recherche de soi et d'espérance. Il s'identifiait à lui. Gandhi considère que l'Inde doit se construire une identité, qu'elle n'en a jamais eu, étant vaguement hindouiste et musulmane, puis anglaise Gandhi lui-même a été très anglais, et il y a sans doute une part de haine de lui-même dans sa volonté de construire l'identité de l'Inde par la négation de l'Occident. Il en sort une apologie de la ruralité, du végétal, du jeûne, avec, donc, une négation totale du modèle occidental, du désir, de l'industrie. Il voit l'Inde comme un corps dénudé par ses ennemis à couvrir d'un tissu qui lui soit propre. Gandhi a été le créateur de l'identité indienne, dispersée entre 450 principautés et plus encore de langues et de dialectes. Il donne sa réalité à une nation. Il le fait grâce à une célébrité acquise, par les médias, dès ses luttes pour les droits des Indiens émigrés en Afrique du Sud.» (4) Nucléaire et non-violence «La démocratie était pour lui un choix évident. L'Indien Amartya Sen, Prix Nobel d'économie, rappelle que la démocratie est une idée non pas occidentale, mais indienne, avec la recherche du consensus par le débat. Surtout, Gandhi incarne la nation, la mère, par ses jeûnes, par le sacrifice absolu. Et, par le rouet, il symbolise un mode de vie absolument spécifique. Il écrit beaucoup, c'est un petit homme qui rit, affirme qu'il dit la vérité et se pose en martyr. ´´Je dis la vérité, venez avec moi et, sinon, je vais mourir pour vous.´´ Et puis Gandhi avait le goût du martyre: l'idée de mourir assassiné lui plaisait beaucoup. Il aurait signé pour la mort qui fut la sienne: au sommet de sa gloire, assassiné, et l'Inde existe. Mais il aurait peut-être préféré mourir un peu plus tôt, pour ne pas voir la partition. De 1920 à 1945, l'Inde, c'est Gandhi». Gandhi embarrasse! Pour construire une puissance nucléaire, la non-violence gêne. Le rejet de la modernité gêne pour développer le pays. Quand on veut une industrie, Gandhi gêne. Mittal, c'est l'inverse de Gandhi, l'homme du rouet. Il enseigne que rien ne s'obtient si on ne le conquiert soi-même. Il installe l'Indien comme acteur social, qui peut changer les choses, plus par la manifestation que par le vote, d'ailleurs. Et il apprend aux Indiens à toujours se méfier du pouvoir. On ne comprend rien au monde d'aujourd'hui, si l'on ne comprend pas le monde vu par Gandhi dans la première moitié du XXe siècle. Il incarne l'humiliation de presque toute l'humanité par une poignée de Blancs, symbolisée par la scène où il est jeté du train à son arrivée en Afrique du Sud. C'est l'Histoire telle que l'a vécue l'immense majorité des humains, mais pas nous, les Occidentaux: nous sommes du côté des humiliants, confrontés aux héritiers des humiliés. Il est «l'éveilleur des humiliés». Et, en cela, il annonce le siècle qui commence et ses menaces, en même temps que ses réponses (non-violence, identité, etc.). «Oui, conclut Jacques Attali, le moteur de l'Histoire n'est plus l'argent ni l'exploitation par l'argent, c'est l'humiliation. Il nous amène à considérer que notre monde, celui de Ben Laden et de bien d'autres, est l'héritier de millénaires d'humiliation, dont trois siècles par la faute de l'Occident. Mais, en prônant la non-violence comme réponse, il est plus que moderne, il est d'avant-garde. La réponse de l'humilié, pour Gandhi, est non pas d'aller prendre la richesse de l'humiliant, mais de retrouver ses racines pour se séparer de lui; être différent, pas rival. C'est le coeur de sa pensée et c'est très moderne: si chacun est rival de chacun, la violence est partout. Donc, la non-violence passe par la différence». Gandhi est un écologiste fanatique depuis son enfance. Le mot qui me vient le plus souvent sous la plume, c'est «végétal»; Gandhi est un «vert», au sens premier du terme. Son écologie est plus que politique, elle est identitaire. 1.Ingrid Therwath: Inde-Pakistan. 60 ans: l'heure du bilan. Courrier international 16 août 2007 2.Islamabad toujours sous pression: Najam Sethi The Friday Times. dans Courrier international hebdo n°872-19 juil. 2007 3.Marc Epstein: Gandhi le moderne. L'Express.fr du 1.08.2007 4.Jacques Attali: Entretien avec Christophe Barbier, Marc Epstein «Gandhi est d'avant-garde». L'Express 16 aout 2007.