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Faire de l'ombre, un homme
LA GEOGRAPHIE DU DANGER DE HAMID SKIF
Publié dans L'Expression le 16 - 01 - 2008

Quand l'écriture exerce sa vraie fonction, elle donne des ailes à l'âme.
Je tiens un livre dont la page une de la couverture est une annonce forte: un titre alarmant, La Géographie du danger (*), et une illustration effarante, une énorme et solide valise sur laquelle, côté ouverture, apparaissent alignées de noires silhouettes, assez floues pour inspirer ou la défiance ou le pathétique, mais elles restent parfaitement humaines.
Le ton est ainsi donné à un récit poignant sur le thème dramatique devenu, hélas, récurrent comme une terrible fièvre autrefois, «la récurrente cosmopolite», due au borrelia, surgi en Afrique coloniale. Or le thème de la récurrence - qui semble envahir la littérature maghrébine d'actualité et qui pousse les jeunes du Tiers-monde vers les lumières des pays développés d'Europe et d'Amérique - est, si j'ose dire, transposé dans celui des harragas, ceux que la fièvre de fuir leur pays d'origine brûle au plus grave degré et que brûle encore jusqu'à leur faire perdre la raison et la vie, le paradis faux et inconnu pour lequel ils n'ont pas hésité à se sacrifier. Terme courant chez les jeunes d'Afrique du Nord, -«normal», comme ils disent-, le harrâg, le brûleur n'est pas seulement «le brûleur» de feu rouge de la signalisation routière, c'est le brûleur de frontières, celui qui, illégalement, sort de son pays et entre dans celui qui n'est pas le sien. Le harrâg est le clandestin définitif du nouveau monde en quête de paradis terrestre. La Géographie du danger de Hamid Skif tombe à pic (APIC) pour faire le tracé presque millimétré de l'aire où se développe la dangereuse aventure et pour expliquer comment et pourquoi naît l'idée de cette aventure. Il faut d'abord comprendre que le désir de partir n'est pas celui de découvrir le monde, un plaisir, une recherche culturelle, mais c'est la recherche du bonheur perdu chez soi et que l'on croit retrouver ailleurs. Cela touche ceux qui, hommes et femmes à travers le monde, refusent l'enclavement, l'ilotisme politique ou culturel, de leur pays et la vie misérable et réglementée à laquelle ils sont soumis. L'auteur, né à Oran et vivant à Hambourg, intervient comme un enquêteur dans «la vie» d'un personnage dont on ignore le nom et qui pourrait être, en fait, un personnage de n'importe quel pays d'Afrique, d'Asie, d'Amérique latine et qui «brûle» d'aller ailleurs où il lui semble que le paradis auquel il rêve, existe réellement. Sa motivation est de partir à la recherche d'une vie meilleure. Le harrâg anonyme, mais en chair et en os, raconte avec soin et détail, ce que l'actualité ne cesse de confirmer: «Mon voyage a débuté sous une lune à peine naissante dans le froid saisissant d'une nuit d'hiver.»
Les ennemis de ce long voyage vers l'inconnu désiré, car on l'imagine plein de promesses, sont la marche à pieds nus, le froid, la peur, «il y avait de quoi pisser sur soi, vomir toutes les heures sans cesser de courir. [...] Pourquoi étais-je là? Il fallait progresser sans cesse, rejoindre l'autre bord. Dans mon cerveau se bousculaient les bruits informes de ma jeunesse réduite à une fuite éperdue devant la calamité des geôles et du rien-à-manger, refrain obsédant nos journées. Je revoyais les miens, mendiant le silence de leurs propres corps pour mourir dans la dignité que nulle privation ne peut offrir. [...] Toujours se hâter, ne plus regarder derrière soi et parcourir, en une nuit de gel et un jour d'épuisement, l'espace me séparant du pain que ma bouche n'avait su trouver. [...] Je n'ai plus de nom, plus de prénom, rien que des pseudonymes. Les patronymes que je m'attribue sont fonction de l'employeur. Je suis turc, arabe, berbère, iranien, kurde, gitan, cubain, bosniaque, albanais, roumain, tchétchène, mexicain, brésilien ou chilien au gré des nécessités. J'habite les lieux de ma métamorphose. Les langues importent peu. Il suffit de connaître les mots du dictionnaire des esclaves: travail, pas de travail, porter, laver, gratter, [...] manger, payer, silence, se cacher, se taire.»
Le «héros» sans nom, mais dont nous connaîtrons les origines progressivement au cours du récit, occupe une chambre de bonne louée sous un faux nom et bénéficie d'une attention bienfaitrice d'un certain étudiant en géologie, nommé Michel Delbin...
Le livre de Hamid Skif est sans violence, ni haine; il ne cède pas non plus à l'injustice, au malheur programmé. C'est un juste révolté, avec rigueur pour lui-même comme pour les autres. Il transcrit la réalité observée autour de lui, la pleine réalité: les sans-papiers, le mépris de l'étranger, la peur du contrôle de la police, la peur d'avoir peur, et d'une certaine manière la peur de la fin de la clandestinité. Le drame est là, complet, paradoxal au regard des problèmes de survie; l'existence incertaine devient un plaisir terriblement désespérant. La Géographie du danger? - un livre ouvert, une leçon de vie, un drame d'un homme vécu en dédicace à un amour impossible sur sa terre natale. Quelle fin imaginer à ce récit, si tant est qu'il soit possible aujourd'hui qu'il y en ait une honorable? En somme, le harrâg, «cadenassé» dans sa mansarde, ayant trouvé l'amour en Nicole et le pain vers lequel il a tant couru, est comme l'oiseau dans sa cage dont on aurait ouvert la porte. Pourrait-il, devrait-il la quitter, saurait-il s'envoler? La solution est chez l'auteur, le maître créateur de ses propres personnages, lui seul réalisera le rêve de son harrâg, le rendre à lui-même, lui donner enfin une identité.
(*) La géographie du danger, de Hamid Skif
Editions APIC, Alger, 2007, 157 pages.


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