La remise en cause de la mainmise de l'Etat sur la recherche historique a induit une nouvelle donne qui a ouvert des chantiers pour la connaissance des faits et acteurs de la Révolution. Invité à prendre part au colloque sur Mohamed Harbi, spécialiste de l'histoire de la guerre de Libération, Benjamin Stora accorde, en exclusivité, à L'Expression, un entretien dans lequel il est longuement revenu sur les questions de pointe qui continuent de faire l'actualité, en l'occurrence la problématique de l'écriture de l'histoire, les massacres commis par la France, les retombées de la non-repentance prêchée par Sarkozy par rapport au passé colonial en Algérie, et sur le projet du président français, à savoir l'Union méditerranéenne. L'Expression: Quelle appréciation faites-vous du colloque consacré à l'historien algérien Mohamed Harbi? Benjamin Stora: Je pense qu'il est important que l'Algérie d'aujourd'hui fasse une part importante au travail, à l'oeuvre de grand Mohamed Harbi. Comme on le sait, tout au long des années 70 et 80, son oeuvre a été très difficile d'accès pour les Algériens. Pour ne pas dire plus. Donc, après tout ce qu'a vécu l'Algérie comme tragédie, comme sang dans les années 90, le fait qu'aujourd'hui on puisse avoir accès à cette oeuvre de l'histoire critique de manière publique, «officielle», est quelque chose de considérable. Cela prouve qu'il y a la possibilité aujourd'hui en Algérie d'avoir accès à toute une série de publications, de travaux, de chantiers et d'oeuvres dans le domaine qui nous concerne: l'histoire. Ce qui n'était pas le cas il y a quelques années. Quelle approche peut-on faire de la recherche sur l'histoire contemporaine de l'Algérie après 46 ans d'indépendance? C'est assez contradictoire. Parce qu'il y a effectivement, c'est ce que j'ai expliqué dans ma communication, un très gros problème d'écriture de l'histoire dans les années 70 en Algérie. C'est-à-dire qu'il y avait eu une conception de l'histoire qui était énoncée par l'Etat: la maxime centrale consacrait un seul héros, le peuple. Pour moi, la conception que j'ai toujours sur l'histoire, ce sont les hommes et les femmes, de chair et de sang, qui fabriquent l'histoire. Il fallait effectivement passer par le retour sur les hommes, sur les femmes, par le travail biographique. Il fallait sortir de cette conception marxiste, anonyme, homogène. Il n'y avait que des héros morts anonymes. Il fallait, au contraire, restituer la place des acteurs, disons, avec leurs forces et leurs faiblesses, dans leurs connivences ou dans leur pureté. Et c'était très difficile tout au long des années 70. Donc, le travail de recherche était quand même assez fragile et assez faible à cette époque-là. Par contre, à partir d'octobre 1988, on peut dire, c'est mon point de vue, qu'il y a eu une remise en cause de la mainmise de l'Etat sur les faits historiques. Il y a eu une fissure qui s'est ainsi ouverte. Il y a eu le retour des acteurs de la Révolution algérienne. Ben Bella, Aït Ahmed, Boudiaf, qui sont revenus en Algérie. Le retour physique des acteurs de cette révolution a été fondamental. Et puis il y a eu, aussi, une recherche par les Algériens sur la violence dans laquelle ils ont vécu. Ils aiment bien revenir à la généalogie pour bien comprendre pourquoi cette violence s'abattait sur ce pays. Il fallait, par conséquent, remonter en amont et s'apercevoir qu'il fallait sortir d'une culture tournée, exclusivement, autour de ce qu'on appellerait l'histoire militaire de l'Algérie contre la France alors que la victoire véritable est politique. Donc, il y avait le retour des acteurs politiques sur le devant de la scène mémorielle. Il fallait le retour du politique. Parce que l'Algérie était traversée par une violence inouïe et la seule façon de sortir de la violence et de la culture de la guerre est le retour au politique. Le retour au politique, le retour à l'harmonie, le retour à l'histoire, le retour aux hommes, le retour aux acteurs, c'est ça, aussi, qui a permis à la recherche historique de progresser. Il y a eu ainsi des revues. Il y a eu des colloques qui se sont tenus en Algérie. J'ai participé au colloque de Tlemcen qui est très important sur la figure du colonel Lotfi, récemment à Skikda, comme je suis allé aussi à Guelma, et cette année à un colloque à Kherrata. Donc, comment écrire ces faits historiques? C'est très important tout ce qui se passe aujourd'hui en Algérie, parce qu'en France, il y a, aujourd'hui, des gens qui remettent en question totalement l'histoire de cette révolution. On n'a pas suffisamment conscience en Algérie de tout ça. Il y a, en France, des gens qui expliquent qu'il n'y a pas eu tellement de morts algériens et qu'il y a eu beaucoup de morts européens. Il y a même des gens qui vont jusqu'à expliquer que des Algériens ont enlevé des Européens pour leur voler leur sang. Il faut bien prendre compte de tout ça. C'est terrible. Il y a une forme de négation de l'histoire accomplie comme sur la forme de l'indépendance de l'Algérie. C'est une bataille difficile, il faut que la recherche avance. Maintenant, il faut relever le manque de moyens dans cette recherche, il faut investir davantage, il faut laisser les gens libres. Quels sont, actuellement, les axes principaux qui nécessitent vraiment une recherche dans l'histoire algérienne? Les chantiers intéressants. Vous savez, ça c'est un problème de subjectivité. Ce qui était, par exemple, mon intérêt dans les années 70 tournait autour de la question du militant Messali Hadj. Dans les années 80, mon intérêt s'était beaucoup plus élargi à l'histoire de tous les acteurs du nationalisme du FLN. Dans les années 90, je me suis intéressé à la mémoire de la guerre d'Algérie. A la fin des années 90, je me suis intéressé à la question des images. J'ai présenté une guerre, une révolution, etc. J'ai dialogué avec des hommes de la Révolution algérienne. J'ai interviewé 10 acteurs principaux des maquis intérieurs. Ça a été au centre de mes intérêts. Je suis passé des faits oubliés de l'histoire à un chantier sur la représentation par les images. Je crois que pour ce qui concerne les Algériens, eux-mêmes, c'est très difficile de décider des programmes par avance. Mais on peut réfléchir à différents chantiers qui peuvent s'ouvrir qui portent sur l'histoire sociale, l'histoire culturelle. Les crimes et génocides commis par l'armée coloniale? Bien sûr, les massacres qui ont été perpétrés pas seulement en 1945 mais après et toute une série de faits historiques qu'il faut retravailler scientifiquement. C'est-à-dire, combien de morts, les 3024 disparus de la Bataille d'Alger, combien de gens qui ont été victimes du napalm, établir la liste des gens qui ont été victimes des radiations atomiques de l'armée française. Ce sont des choses précises qu'il faut établir et pas de répéter des slogans. Si l'on répète des slogans qui datent de 50 ans, ça ne sert à rien. La question est de dire quels sont les sites algériens qui ont été contaminés par les radiations atomiques. Qui sont-ils? Combien d'habitants ont été les victimes? Faut-il les soigner? Des questions simples à poser. Que suscite chez un historien la non-repentance de la France? Moi, je vois le discours de l'anti-repentance. Il faut parler du discours de l'anti-repentance. Ce qui existe dans le paysage médiatique français est le discours de l'anti-repentance dominant qui équivaut à ne pas rentrer dans la vérité des faits. Il ne veut pas regarder ce passé. Ce discours empêche fondamentalement les historiens de travailler. Que préconisez-vous, en tant qu'historien, pour que la France reconnaisse ces crimes? Qu'elle reconnaisse les travaux des historiens. Peut-on dépasser cette guerre des mémoires? Il y a des gestes qui ont été faits. Je prendrais trois exemples qui sont passés inaperçus dans les derniers mois. La France a remis à l'Algérie la carte des mines posées aux frontières tunisiennes et marocaines. En France, cela n'a pas eu d'écho. Maintenant, on sait qu'il y a des millions de mines qui ont été enfouies. Cela va permettre d'atténuer les souffrances. Deuxième geste, les archives audiovisuelles de l'INA (Institut national de l'audiovisuel) ont été restituées à l'Algérie. Il doit y avoir 1 800 heures d'archives qui datent de 1940 à 1962. C'est intéressant. Et le troisième geste, l'ambassadeur de France, je crois, a déclaré que la France s'engageait à restaurer et réparer les sites frappés par les irradiations atomiques. Il faut prendre acte de ces petits pas pour dire pourquoi ne pas élargir la chose. L'anti-repentance prêchée par Sarkozy peut-elle avoir des retombées négatives sur le projet de l'Union méditerranéenne? Bien sûr, on ne peut pas construire l'avenir si on n'assume pas le passé. Il faut assumer complètement ce passé. C'est un des grands problèmes de cette question de l'Union méditerranéenne. Car le socle de Union méditerranéenne repose en grande partie sur les relations franco-algériennes. Si, aujourd'hui, il existe un manuel commun palestino-israélien, entre l'Algérie et la France, il n'y en a même pas eu l'amorce. Nous sommes en grand retard. La culture des civilisations est de regarder les choses bien et terrifiantes qui ont été faites. Et les peuples du Sud ont le désir d'histoire, de transparence, de citoyenneté. Et on ne peut pas le refuser.