Islam, modernité, liberté, progrès, politique...autant de sujets sensibles sur lesquels trois talentueux théoriciens de l'Islam ont échangé, à Bruxelles, quelques coups de fleuret...en apparence. Ce n'est jamais facile de débattre de la relation de l'Islam avec la politique. Et c'est là, le principal challenge que s'est imposé, vendredi soir, le monde universitaire belge en invitant, après bien des hésitations des autorités rectorales de l'Université libre de Bruxelles (ULB), trois des intellectuels les plus en vue de l'Islam. Ainsi, Tariq Ramadan, Malek Chebel et Youssef Seddik ont, à l'invitation du Cercle du libre examen, le cercle des étudiants arabo-européens et le Collectif des 100 Valeurs, animé à l'ULB, une passionnante conférence-débat portant sur le rapport de «l'Islam aux lumières». D'une capacité de 1200 places, le grand amphithéâtre Emile-Janson de l'ULB était comble. Jusqu'entre les gradins, le long des murs, sur l'avant-scène...la «foule» d'étudiants, professeurs, journalistes, le ministre de l'Enseignement supérieur...écoutait, tout ouïe, les échanges contradictoires de haut niveau des trois conférenciers. Car, c'est de cela qu'il s'agissait, un débat contradictoire entre trois penseurs de l'Islam aujourd'hui. Entre un Malek Chebel qui appelle le «musulman à être utile» à la société et un Tariq Ramadan qui lui réplique «être utile par rapport à quoi, à partir d'où, pour quel objectif», ou encore un Youssef Seddik, plus direct qui déclare «ne pas vouloir être pris en sandwich entre le premier qui s'affirme moderniste et le second que certains voient comme un intellectuel à deux visages qui avance masqué», vous l'aurez compris, le débat n'a pas laissé plus de temps à disserter sur «l'Islam et les lumières». Il fut davantage question du rapport de l'Islam à la modernité, à la démocratie, à la société européenne. Sur les 20 minutes accordées à chaque orateur, Tariq Ramadan a réussi, tout en effleurant la question des musulmans dans l'Europe, à démonter l'idée qui attribue à l'Islam un seul apport aux lumières, celui de son apogée entre le VIIe et XVe siècles. «Ibn Roshd, Averroès pour les européens, n'est pas le seul rationaliste de l'Islam», rappelle-t-il. Et de citer une série d'exégètes et de savants qui ont marqué la civilisation universelle...à ce jour. «L'héritage de la culture et de la connaissance de l'Islam est immense, lourd, très lourd à cerner. Il faut du temps, beaucoup de temps et de patience aux chercheurs pour en saisir toute l'importance et la valeur», a-t-il ajouté en substance. Dans ce même ordre d'idées, Tariq Ramadan explique qu'il «ne faut pas juger les civilisations les unes par rapport aux autres, parce que la temporalité n'est pas la même, qu'il faut les réconcilier». Il dénonce, à cet effet, «la pensée binaire» qui tente à raisonner, systématiquement, par opposition, des faits historiques et de civilisation. Il conclut en invitant «au décentrage intellectuel» pour entrer dans l'univers de l'autre et le comprendre. Le problème n'est pas, selon lui, dans le texte coranique, il est dans l'esprit de celui qui le lit et l'interprète. «Je représente l'Islam réformiste de l'intérieur...Je ne suis pas un musulman new-look. Le réformisme existe depuis l'avènement de l'Islam», affirme-t-il. Mais Tariq Ramadan ne put s'empêcher d'être politique. «Il faut que les musulmans en Europe dépassent le problème de l'intégration, pour aborder la post-intégration et poser les vrais problèmes politiques, sociaux, de droit des immigrés...» Avec un tel raisonnement, il n'y avait, avec Malek Chebel, qu'une opposition sur la forme. Car ce dernier ne diffère pas autant que le laissait croire le ton du débat. «L'Islam du XXe siècle a tout le potentiel pour faire sa révolution, mais il est embarqué dans des exercices idéologiques, alors qu'il faut la raison. Le Coran appelle à l'exercice de la raison», dit-il. Et d'ajouter: «L'Islam opposé aux autres -religions et croyances- mène à l'impasse.» Se déclarant partisan de la liberté de penser dans l'Islam, Malek Chebel affirme ne pas toucher dans sa réflexion à quatre choses: Allah, le Coran, le Prophète et la foi des gens. Quant aux lumières, «elles ne sont pas un déicide de l'Islam. Elles ne sont pas contre l'Islam. Toute pratique de la raison conduit vers le progrès et la lumière», explique-t-il. Aussi, selon lui, «le musulman utile est celui qui utilise sa raison et intervient dans le champ social. Parce que le monde nous interpelle tous les jours, homme et société». Il conclut en estimant que «la minorité musulmane, hors des terres de l'Islam, a la possibilité de faire évoluer l'Islam». Sans doute, Malek Chebel pense-t-il, justement, à la liberté de débat que les démocraties occidentales offrent, à l'inverse du verrouillage du débat démocratique dans les pays musulmans. Après cela, le troisième intervenant a évité les redites et est allé conforter l'idée centrale du débat: «L'Islam est apparu avec un énorme potentiel de modernité qu'il nous reste à féconder», explique Youssef Seddik, ce Tunisien, auteur d'un essai remarquable au titre interpellant Nous n'avons pas encore lu le Coran. Il cite à plusieurs reprises des versets du saint Livre qui prônent la liberté de penser et d'agir dans l'Islam: «Nulle contrainte en religion. Voici la raison contre la déraison.» Youssef Seddik est revenu un long moment sur le rapport de l'Islam à l'histoire, son contexte, son apport à la civilisation universelle, à l'homme, en somme, une approche épistémologique. Dans l'ensemble, le débat a été intense, riche et rude. La modératrice Simone Sunskind, présidente du Centre laïque juif de Belgique, présidente, par ailleurs, de l'Association d'amitié entre les peuples israélien et palestinien, s'est réjouie que des penseurs musulmans puissent tenir un débat contradictoire, en toute liberté, sur un sujet si sensible, celui en fin de compte du rapport de l'Islam à la liberté.