L'Hispano-argentin avait marqué son époque en devenant le meilleur joueur du monde. Jorge Valdano, champion du monde 1986, affirme qu'Alfredo di Stéfano se met dans une colère noire lorsqu'il voit un joueur applaudir un coéquipier qui a raté une passe importante. «A mon époque, on vous tuait si vous faisiez une telle erreur», s'exclame Di Stéfano. Cette époque, c'était les années 50. Les années 50 étaient grises. Enfant, je me souviens des voitures grises, des manteaux gris sans forme, de la pluie grise se transformant en neige grise, de la télévision en noir et blanc rendant des images grises sur des écrans gris. Le Real Madrid CF n'était pas gris, il était blanc, blanc immaculé sur l'écran gris, «merengue». Un joueur était plus blanc, plus brillant que les autres, un blanc éblouissant sur l'écran gris avec une chevelure blanche, la «saeta rubia», la «flèche blonde», Alfredo di Stéfano. «Porteño» typique, personnifiant le mélange cosmopolite qui faisait de Buenos Aires l'une des villes les plus passionnantes des années 50, Di Stéfano se dit d'origine italienne, française et irlandaise. «Je suis surtout italien», affirme fièrement Di Stéfano dans un mélange étrange d'accents de Buenos Aires et de Madrid, «mais j'ai une grand-mère maternelle irlandaise et un grand-père paternel français. Le côté irlandais me donne quelque chose des îles britanniques. Je suis très reconnaissant de ce que l'Angleterre a fait et fait pour le football dans le monde. Grâce au football et les Anglais qui l'ont inventé, des milliers de personnes vivent bien aujourd'hui: les joueurs, les clubs, les journalistes, les managers, les agents, les entraîneurs, toute une communauté», lance-t-il avec un air ironique dans ses yeux clairs. Né dans le quartier coloré de La Boca en 1926, sur les rives du fleuve Plate, il suivait tout naturellement les pas de son père au CA River Plate, le club à la rayure diagonale rouge. Di Stéfano arrivait en Espagne en 1953. Il avait passé deux ans d'«exil en or» en Colombie avec le club de Bogota du CA Millonarios après une grève des joueurs en Argentine. Il avait été l'un des protagonistes de la grève même si le sujet n'avait rien à avoir avec le statut de joueurs d'élite comme lui. C'est le côté Robin des Bois de Di Stéfano qui l'a poussé à risquer sa propre carrière pour défendre les intérêts des autres. Ses amis d'aujourd'hui affirment que, malgré ses 81 ans, il demeure un rebelle romantique. Di Stéfano se souvient clairement de ses impressions à son arrivée en Espagne, à Barcelone. Par rapport à l'Argentine en plein essor de l'époque, l'Espagne était un pays appauvri, se remettant difficilement de la guerre civile dévastatrice, isolée du reste de l'Europe. La famine était toujours à l'ordre du jour. Et tout était gris, monotone. Di Stéfano ne voyait pas l'Europe d'après-guerre pour la première fois cependant. Avec River Plate, il avait fait le déplacement à Turin en mai 1949 en hommage aux joueurs du «Grande Torino» qui avaient péri dans la catastrophe aérienne de Superga quelques mois auparavant. «La plupart d'entre nous était d'origine italienne. Il était tout naturel de jouer à Turin pour exprimer notre solidarité». En 1952, il avait fait le tour d'Espagne avec Millonarios, pour disputer notamment le tournoi du 50e anniversaire du Real Madrid, et s'était rendu à Séville, Valence et Las Palmas. Cette année-là, les clubs espagnols avaient déjà goûté au talent exceptionnel de Di Stéfano au Mundialito à Caracas au Venezuela. Bon nombre d'entre eux souhaitaient le faire signer. Mais rien n'était vraiment simple. Di Stéfano débarquait au FC Barcelona au printemps 1953 après que l'entraîneur du Barça, Daucik, l'avait observé au Mundialito. Il allait rejoindre Madrid six mois plus tard. Les raisons qui ont permis à Di Stéfano de rejoindre Madrid restent floues encore aujourd'hui et alimentent la rivalité entre le Real Madrid et son homologue catalan. Di Stéfano préfère à la fois rester discret et s'étendre sur le sujet. «Ils se sont véritablement battus entre eux. Barcelone ne voulait pas comprendre qu'ils devaient négocier avec River Plate et non pas avec Millonarios. A un moment, ils voulaient m'envoyer à la Juventus, comme un vulgaire paquet. Je me suis mis en colère et j'ai menacé de retourner en Argentine!» Au final, Madrid a récupéré cette précieuse recrue.