Dans son dernier film, le cinéaste Jean-Pierre Lledo donne la parole à des Algériens dont les souvenirs contrastent avec l'histoire officielle. A Paris, le réalisateur invite à questionner son oeuvre. De Skikda à Oran, en passant par Alger et Constantine, le dernier film de Jean-Pierre Lledo, Algérie, histoires à ne pas dire, refait le rêve d'une Algérie multi-ethnique. Chaque fois que le réalisateur fait halte dans l'une de ces villes, c'est pour suivre et laisser s'exprimer un témoin d'une certaine cohabitation entre communautés, avant l'Indépendance. L'été dernier, l'avant-première du film intitulé à l'époque Ne restent dans l'oued que ses galets, avait créé la polémique en marge d'«Alger, capitale de la culture arabe 2007», et finalement abouti à deux projections privées, l'une en juin, et l'autre en novembre à Béjaïa. Depuis, le long métrage n'a toujours pas reçu son visa d'exploitation en Algérie. Dans la capitale française, le film de Jean-Pierre Lledo est désormais à l'affiche dans une salle de cinéma. S'il suscite de nombreux commentaires dans les journaux, il ouvre aussi la porte aux débats. Lors d'un échange qui a suivi la projection du vendredi 7 mars, Gilles Manceron, historien et vice-président de la Ligue des droits de l'homme en France, a invité à replacer ce documentaire dans son contexte. «Ce film a le mérite d'interpeller la mémoire officielle algérienne, mais a intérêt à être entouré de débats et de questions», a-t-il estimé en insistant sur la part de subjectivité du réalisateur, portée par son vécu. «On a assimilé toute la population européenne à une population coloniale, a affirmé Jean-Pierre Lledo. J'ai essayé d'élargir cette vision et de voir comment ça se passait en certains endroits, en partant de la mémoire des gens normaux, hors de tout parti politique. C'est ça la tentative de ce film». Ces gens normaux, ce sont des Algériens d'aujourd'hui, qui n'ont pas fini de penser à hier. «Je salue ce film et le courage qu'ont eu les Algériens devant la caméra, a réagi un spectateur. C'est la première fois que l'on donne le micro à des ressortissants algériens pour débattre ainsi de ce qu'ils ont vécu.» Les différents témoins rencontrés par le réalisateur, de l'énergique Katiba de Bab El-Oued au jeune Kheireddine d'Oran, se distinguent, de fait, par leur spontanéité. Retournant chacun sur des lieux marqués par un passé intercommunautaire, ils croisent sur leur passage ceux qui osent dire, souvent à demi-mot, quelquefois avec une étonnante liberté, les passages douloureux des années de la décolonisation. Jean-Pierre Lledo referait-il l'Histoire au gré de ces témoignages? Pour Gilles Manceron, ce film n'est pas une «fresque historique». Cependant, il vient interroger une Histoire parfois caricaturale, lissée par l'idéologie ou le fantasme identitaire. «Je ne dis pas que c'est la vérité, a déclaré Jean-Pierre Lledo, mais, à chaque fois, on a une histoire particulière que l'historien ne peut pas inventer.» Ces épisodes, par ce qu'ils disent et ce qu'ils taisent, créent à la fois un certain malaise et un certain soulagement. Parmi les spectateurs, pieds-noirs ou curieux de l'Histoire, beaucoup exprimaient une reconnaissance à Jean-Pierre Lledo d'être allé chercher les mots du peuple contre les récits des livres. «La guerre d'Algérie n'est pas une partition qui ne s'est jouée qu'à une seule voix», a rappelé Gilles Manceron. Ces «histoires à ne pas dire» sont, justement, un choeur à plusieurs voix, qui ne sauraient être tues parce qu'elles rouvrent des plaies à demi-refermées.