Il a édité cette succulente pâtisserie à la Librairie du Mille-Feuille! Donc à déguster à doses homériques. Quand le souffle brûlant du sirocco aura raison de la fraîcheur des vagues qui viendront lécher inutilement les pieds de Sidi-Fredj; quand les vents des quatre points cardinaux, coalisés, seront devenus maîtres des lieux-dits et non-dits de ce vaste polygone qui fut jadis étoilé, dispersant à l'infini les grains de sable échappés de l'histoire et couvrant d'un linceul ocre les ruines prétentieuses d'une cité enfouie, quand même les criquets pèlerins feront un crochet pour éviter «ce pays de soif et de bucrânes», une armée de hardis explorateurs poseront les pieds sur ce grand pays déserté par les saints et abandonné par les siens. Ils trouveront certes des traces des civilisations: ils interrogeront les pierres et les restes pour comprendre les raisons de la chute...Les archéologues chercheront longtemps et passeront à côté de la question et des réponses, sauf s'ils tombent inopinément sur cette nouvelle pierre de Rosette qui, j'en suis sûr, est plus éloquente que tous les documents officiels réunis: plus que tous les doctes rapports du Cnes, plus que tous les discours des caciques réunis autour du cadavre refroidi du parti unique et inique, plus exhaustif qu'un rapport glacé de la Cour des comptes, plus convaincant que les confessions attendrissantes d'un ministre des Finances qui manqua d'intelligence, plus précis qu' un procès-verbal d'expert de la CTC sur la fiabilité d'un pilier en béton armé, plus sincère que les regrets tardifs d'un faux repenti, plus accablant qu'un dossier sur les faux moudjahidine, plus enrichissant que le carnet d'adresses d'un banquier véreux, le livre d'Abderrahmane Lounès révélera, aux décrypteurs de hiéroglyphes, les mystères que les statues de l'île de Pâques n'ont pas fini de révéler. Cet ouvrage qui a échappé par miracle au pilon destructeur des «polis p'tis chiens», ceux-là mêmes qui voulaient jadis brouiller les paraboles et qui veulent à présent s'immiscer dans la conscience des citoyens, est un véritable diagramme de l'Homo Algerianus, cet ibéro-maurusien habitant le pays qui enfanta l'absurdité et Albert Camus, qui en fit la pierre de touche de sa philosophie. En effet, ce livre qui n'est qu'un chapitre des aventures picaresques d'un peuple malmené par l'Histoire et les divers régimes (les autres chapitres ont été perdus à cause de la censure et de l'oralité qui ont souvent sévi de concert, mais soyons sûrs: depuis les mangeurs d'escargots de Theveste jusqu'aux rescapés de la bataille d'Icherriden, beaucoup d'anecdotes ont circulé...), donne l'image la plus fidèle des couches géologiques du mental de l'Algérien moyen. C'est l'étude la plus complète des causes qui ont présidé à l'échec d'un système qui a bâti une société écran pour en organiser le pillage. L'humour est le meilleur moyen de dénoncer les crimes parfaits: s'il est souvent défini comme le masque du désespoir, c‘est à visage découvert que l'auteur a glané parmi les scories les diamants du génie populaire qui, bien avant De Beaumarchais, a compris «qu'il vaut mieux s'empresser d'en rire, de peur d'avoir à en pleurer». La lecture de ce recueil est un véritable antidote contre le pessimisme ambiant: au travers des propos dérisoires de brèves de comptoir, émanant de ceux qui sont prestes à lever le coude, ou parmi les éclairs de lucidité de ceux qui ont le cerveau embrumé par les joints frelatés, ou dans le choix des galéjades que se narrent, ceux qui sont pris au piège des transports publics, ou dans les chaînes des administrations, c'est un véritable florilège que nous offre Lounès pour nous faire oublier le tragique de la situation stressante des galériens (joli anagramme pour Algériens!) embarqués sur cette Méduse enlisée dans la mer des Sargasses. L'humour, celui du peuple, est une arme de destruction passive, non violent, qui ne laisse que des bleus à l'âme des tyrans. Ainsi, «le draguerrillero de la place d'Alger» a remisé sa panoplie de harceleur textuel (andropause oblige) pour rappeler à sa «Birmandreïsienne» que son coeur bat toujours mais pas pour les mêmes raisons qui l'ont poussé il n'y a pas si longtemps à distribuer «poèmes à coups de pied et à coups de poing» aux jeteurs de triste sort qui est devenu le sien. Mais cette fois-ci, il a donné la parole à un large éventail de mauvaises langues et de plumes acerbes et corrosives: cela va de ceux qui ont jadis écrit sur les planches de salut des imprimeries étatiques ou sur les feuilles de chou du «tout va bien» (sans madame la Marquise!), de ceux qui ont alimenté les courants d'air dans les couloirs des administrations, des clients frustrés des SEF, des aigris qui ont besoin d'un mur pour soutenir leur carcasse, des victimes des bavures médicales et du système rentier, des nostalgiques de l'âge d'or, des refoulés de France et de Navarre, enfin du plus anonyme des quidams jusqu'aux plus célèbres écrivains, d'Oscar Wilde à Saïd Belanteur en passant par la Lorraine: tous ont été appelés à la barre et ont témoigné dans ce procès sans appel. Mais, détrompez-vous! On ne s'ennuie pas entre les accusations et les plaidoiries car Abderrahmane Lounès n'a pas fait les choses à moitié: il a édité cette succulente pâtisserie à la Librairie du Mille-Feuille! Donc à déguster à doses homériques ou homéopathiques, selon les circonstances. A prescrire même aux diabétiques qui auront besoin d'une dilatation de la route pour avoir une poussée d'insuline! Avant tout vaccin, le prescrire à tout bébé qui aura la mauvaise idée de pousser son premier cri dans une maternité locale ou le glisser furtivement dans le havresac d'un harraga pour l'encourager dans sa quête de son eldorado. Enfin, le distribuer aux locataires du Club des Pins: ils n'en reviendront pas!