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Bastringues et Messalines
Oran : nuits blanches, sexe, raï et alcool
Publié dans Liberté le 07 - 08 - 2003

La capitale de l'Ouest, capitale du raï, fait encore rêver. Ses nuits surtout, entre les parfums d'antan, les fumées des arrière-salles bruyantes et les célèbres cabarets de sa Corniche. Entre nostalgie et libations, notre reporter est parti recueillir les effluves nocturnes de cette ville pas comme les autres.
Ville ouverte, ville frivole, “purée de nous autres”, me disait hier soir un vieil Oranais jamais autant de clichés ne nous ont collé à la peau. Cette pub un peu surfaite et un brin suranné, Oran la doit d'abord et avant à ses Israélites et à ses Catalans, c'est-à-dire à son passé.
Les juifs qui essaimaient les quartiers populaires du Derb, la rue de Tlemcen, le boulevard de Mascara et la place Karguentah y avaient apporté une incroyable douceur de vivre, une façon nonchalante et bien à eux de goûter aux petits plaisirs de la vie.
Quand Blan-Blan, Lili Bouniche ou Lili Abessi se produisirent à la salle du Régent, c'est toute la diaspora oranaise qui accourait le samedi soir.
Lorsque Madame Saritza donnait un concert de piano au théâtre, on se déplaçait de Oujda et parfois même de Melilia. Ces soirées du samedi se terminaient en général dans les bistrots tenus par des Espagnols et où l'on mangeait le pescados à la catalane et l'on vivait la “cervessa” à la catalane et où l'on dansait le pase doble à la catalane “khoe tché”. Seuls témoins aujourd'hui de cette fureur de vivre, quelques bars du centre, presque en ruines, où l'on sert sans état d'âme à quelques pochards de passage de la bière ordinaire et du raï frelaté, jusqu'à extinction des feux.
De cette fureur de vivre à cent à l'heure, de ce mélange chaud et détonnant de quiétude juive et de passion espagnole, il ne reste aujourd'hui que les noms des “cantina” où le rouge de Mascara tachait souvent le sol de Béni Saf, “Vendôme”, “Capri”, “Istanbul”, “Mont-Parnasse”, “Cardinal”, “Le Brésil”, “Richelieu”.
Même si à la place de la sole l'on fait déguster aux ploucs du pays profond des haricots, des radis, à peine salés et des pois chiches en guise de kemia, les bouges actuels qui ont pris le relais puent les toilettes, le zinc crasseux et l'odeur âcre de la rouille. Le revers n'a pas de médaille, c'est à partir de 17 heures, quand les premières vagues d'iode marin commencent à embaumer les barges, que les Oranais abandonnent leurs poches de fraîcheur et se mettent à vaquer à leurs libations.
Au petit bar de “Sainte-Eugène”, au “Bar 2000” et au bar “Largo”, il est difficile de se frayer le moindre passage dans une salle surchauffée par les lumières et l'effet de serre de la salle.
Ce soir, à la place Theus où Marcel Cerdan, avant son combat contre La Motta, venait-il y a 50 ans exhiber ses pectoraux devant des centaines d'admirateurs, les retraités se bousculent sur les bancs publics. Il n'y a pas de place pour tout le monde. Le moindre brin d'air est reçu comme un cadeau du ciel. Plus la nuit gagne du terrain, plus la rue maurepas, face à la place, grouille de monde. c'est la rue du business, la rue de la drague, des délinquants primaires en quête d'un mauvais coup, c'est la rue des paumés qui tentent de cuver leur vin en marge de la foule.
Et puis, c'est la noria des adolescents entre un bar et un autre. Le “petit bar” manque de glace, on envoie un jeune coursier au “Largo” pour en ramener par seaux entiers. Le “Largo” manque de Ricard, c'est le “Bar 2000” qui le dépanne. Et ainsi de suite jusqu'à 22 heures. Chacun trouve son compte. Et tous étouffent leur appétit. Un peu plus bas, au niveau de la pâtisserie Blé d'Or à Bel-Air, tout près de la wilaya, une foule excitée se tortille au rythme du karkabou et de la t'bila. C'est un mariage, à l'oranaise. Les couples qui convolent en justes noces ont pris l'habitude, ces cinq dernières années, de prendre une photo souvenir ici, devant cette pâtisserie où le patron a eu la merveilleuse idée de confectionner sur bois deux énormes pièces montées de deux mètres. Le succès de ces deux leurres a quasiment dépassé les frontières de la wilaya.
À la place du Cheval-Blanc, ou de la traditionnelle Mercedes, les nouveaux mariés ont préféré, ce soir-là, de s'unir dans une voiture banalisée. Il est déjà onze heures et les faubourgs se vident un à un. Maraval et Choupot baissent carrément les rideaux. La fourmilière de M'dina El-Djedida si bruyante et si encombrante, le jour n'est plus qu'une suite de dédales et de venelles parcimonieusement éclairées. Au Derb et à Saint-Pierre, c'est carrément la peur chez les riverains, une fois la nuit tombée. La terreur qu'ont semée les deux gangs rivaux qui se sont affrontés à coups d'épées a tétanisé les plus courageux des citoyens.
La rue Ben-M'hidi, naguère le cœur et la caisse de résonance d'Oran, n'attire plus que quelques laissés-pour-compte ou quelques villageois argentés en goguette qui chaloupent entre une rôtisserie non-stop et un cinéma-gargotte. Côté spectacle, c'est la dèche, la misère, l'indigence intégrale. Aucune affiche pour annoncer un quelconque film. La Cinémathèque a fermé ses portes pour rénovation. L'Opéra n'attire plus personne et les grilles du Temple demeurent obstinément fermées.
Malgré un tapage médiatique monstre, le festival du raï, dont j'ai oublié le numéro d'édition, ressemble à tous ses frères jumeaux, c'est-à-dire à la même compilation annuelle de chebs et de chansons, sans thème et sans relief, pourvu que les décibels éclatent et que le budget tienne bon.
C'est vrai que le site est agréable et qu'il permet aux touristes qui n'ont pas pu trouver de chambres d'hôtel d'oublier, un moment, leur corps aux pieds et leur parcours du combattant. C'est toujours ça depuis à la longue nuit qui marche.
C'est en fait au Front-de-Mer ou boulevard de l'ALN que tout Oran se déplace, après la soupe d'abord, parce qu'il y fait très frais, ensuite parce qu'on ne se lasse pas de voir mourir les vagues à ses pieds quand on n'aperçoit pas, par temps très clair, les premières lumières d'Alicante et enfin parce qu'on peut manger les plus délicieuses glaces de l'Ouest. Du théâtre de verdure, au niveau du siège de la Sonelgaz, au rond-point des Falaises, soit sur deux kilomètres de boulevard, tous les noms suggèrent le froid scintillant dans une incroyable débauche de lumière : banquise, Fjords, glaciers et j'en passe.
Couples, familles flanquées de leurs mioches, amoureux, dragueurs, des milliers d'Oranais se fondent dans la même messe. La montagne du Murdjadjo illuminée comme un sapin de Noël si elle rappelle avec son fort espagnol et sa basilique de Santa-Cruz, la petite colline de Santa Barbara de Castillo à Alicante, ajoute au charme de la cité une dimension badine.
À partir de Sidi-M'hamed, autrement dit du pont Zabana, un autre front de mer grimpe vers les hauteurs, mais tout en falaises et en précipices. Avec un peu de gazon, de petits espaces verts, des passerelles en bois et des bunkers datant de la Seconde Guerre mondiale qui permettaient aux Français de surveiller la rade de Mers El-Kebir, des architectes ingénieux ont réussi à créer un espace convivial unique dans le pays.
De fil en aiguille et de verre en canette, les falaises sont devenues des bars à ciel ouvert, des porches à poivrots et bien sûr des nids galants pour les clandestins de la chair qui y déposent leurs œufs...
Les bourgeois des villas d'en face qui n'ont pas besoin de nids pour faire incuber les leurs ont beau appeler les services de police, et les services de police ont beau multiplier les rafles, la nature, hélas, revient toujours au galop. Mais Oran by night, pour les branchés, ce n'est pas seulement les bars “hard” ou des auberges “clin” ou des fronts de tout ce qu'on voudra, c'est surtout la corniche, l'équivalent du littoral algérois. C'est là que se jettent à corps perdus, entre minuit et quatre heures du matin, flambeurs, Mascaréens friqués et amateurs de sensations fortes. Les cabarets pullulent. Les boîtes interlopes aussi. Les clients, ou si vous préférez les pigeons à déplumer entre un joint et une bouteille de whisky, viennent de tous les horizons. Il y a les délurés, les moutons, les naïfs, les trois-fois-avertis.
Ils arrivent en costume de ville ou en qachabia, rarement accompagnés. Parce que la compagnie, c'est là qu'ils pensent à coups de liasses la repêcher des eaux troubles de l'interdit. Et maintenant, passons en revue la tournée des grands ducs pour ceux et celles qui veulent s'encanailler. Nous avons, au niveau de Bomo-Plage, El-Manar. Cette boîte quelconque à la portée de toutes les bourses est très curieusement fréquentée par les étrangers. L'Eden est déjà un autre calibre. Ce night de Cap Falcon ne reçoit que le dessus du panier. Très strict et très BCBG, il a cette particularité d'être éclectique. Jazz, rock et raï se côtoient sans accroc et sans fausse note.
“La Roue” par contre, à Bousfer-Plage, a une spécialité bien arrêtée : le bédouin. Et le bédouin comme son nom l'indique attire tous les paysans, surtout lorsqu'ils ont réalisé une bonne récolte et qu'ils veulent décompresser. Nous savons comment. On a assisté ici à des soirées homériques dignes du Guiness.
Il y a deux ans, deux fermiers dont les sabots sentaient encore la bouse de vache se sont accrochés pour une danseuse à coups de milliers de dinars.
Après avoir entortillé l'un et l'autre par une danse horriblement sensuelle et lascive, elle se fit un devoir à la fin de son show de dormir sur le ventre en pleine piste. Le premier fellah la couvrira des billets de cinq cent dinars et le second la noiera sous les billets de mille dinars.
Mais, au-delà de ces bastringues, de ces messalines, de ces chikhate et de ces tiroirs ambigus à sous, une nuit d'encre, plus profonde que l'ivresse, annonce déjà des réveils difficiles et des gueules de bois cotonneux.
M. M.


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