Les pays développés, à leur tête les Anglo-Américains, sont prêts à tout mettre en oeuvre pour conserver leur suprématie évidente et sans contrepoids depuis 20 ans. Contrairement aux siècles passés, et plus qu'en d'autres régions, en Méditerranée la diplomatie n'est pas une dimension parmi d'autres mais le niveau décisif des enjeux de l'intégration des peuples à la marche du progrès. Dans cet espace se joue l'avenir du monde. Après la sortie de l'Andalousie, en 1492, et près de sept siècles de suprématie scientifique et culturelle, les pays musulmans continuaient à échanger ou résister. Le XVIIe siècle voit les Européens, sous l'impulsion de la Renaissance, maîtres de la Méditerranée, contraindre le gouvernement ottoman à la défensive. Ce recul est flagrant dans le domaine économique; le commerce Orient-Occident passe alors aux mains des Européens et les négociants du Sud utilisent principalement des navires européens dans leurs activités. Aux XVIIIe et XIXe siècles s'étend la diplomatie de la canonnière et la colonisation européenne, qui nous a empêchés de développer et déployer ce que nous étions. La deuxième moitié du XXe siècle sera le temps salutaire de la décolonisation et du non-alignement. En ce début du XXIe siècle, dans le cadre du désordre mondial et de la mondialisation de l'insécurité, les stratèges s'interrogent: demain qui sera notre ami et notre ennemi? Quels sont les enjeux d'aujourd'hui et les menaces de demain? Diplomatie, savoir scientifique et commerce, sont les dimensions qui permettaient à un pays de préserver ses intérêts, de s'imposer et établir des rapports de force favorables ou équilibrés, tout en veillant à pratiquer une politique de défense au sens large. Aujourd'hui, cela est possible à condition que ces facteurs s'appuient sur un système social cohérent et un ordre politique démocratique. Nous sommes loin du compte. Les difficultés sont grandes, complexes et les incertitudes dominantes; aucune catégorie restreinte ne peut seule décider des options et objectifs, d'où l'importance de se tourner vers l'avenir, de s'appuyer sur l'essentiel: les ressources humaines et les élites. Que faire, face à des nouvelles formes de remise en cause de notre souveraineté et identité, de colonisations indirectes, à un ordre unipolaire, une hégémonie du libéralisme sauvage, et des rapports de forces déséquilibrés? Depuis 1989, les Etats-Unis et le monde occidental, qui détiennent 80% des capitaux, des brevets et des labels, se retrouvent dans une situation inédite: un système unipolaire où l'hégémonie des USA est indiscutée; position qu'aucun pays n'a connue au cours du dernier millénaire. Quel Etat, dans une situation similaire, ne serait tenté d'une façon ou d'une autre d'user de son avantage? Reste à tenir compte de cet état de fait et ne pas avoir une position manichéenne, aligné aveuglement ou opposant éternel. La diplomatie a pour tâche de clarifier où se situent nos intérêts, de discerner, de traiter les questions cas par cas et d'être pragmatique, sans perdre de vue les principes. Un monde fragmenté Certes, les néoconservateurs américains, unilatéralistes et opposés à toute contrainte pouvant entraver la liberté d'action impériale des Etats-Unis - notamment en exploitant à outrance le 11 septembre 2001, dictent leurs lois, et font augmenter considérablement le budget militaire, pour conforter leur suprématie. Malgré les offensives mondiales économiques et diplomatiques du géant chinois, la montée de pays émergents comme l'Inde et le Brésil, il n'y a pas encore, à court ou moyen terme, de monde multipolaire en vue. Il n'y a pas d'union politico-militaire entre Européens, divisés entre un suivisme aveugle et passif sur la politique des USA et des critiques théoriques, pas de nouveaux moyens à la mesure des ambitions de, et le Japon n'a, pour le moment, pas d'autre volonté qu'économique. Les pays musulmans n'ont d'ensemble que le nom, l'OCI et les formes d'association sont inefficientes. Les Etats-Unis, quelles que soient leurs contradictions, difficultés ou erreurs, ont le système politique, la flexibilité et le dynamisme technoscientifique nécessaires pour faire face, avant les autres, aux mutations et aux défis. Reste en conséquence, pour toute diplomatie, à se faire connaître des décideurs, des lobbys aux USA et de la société civile américaine. Il n'y a pas d'amis, il n'y a que des intérêts en diplomatie, ce credo axial, n'est pas mis en oeuvre par le monde musulman. Les USA ont besoin de partenaires francs, clairs et mesurés, pour les amener à nuancer, voire à corriger leur vision du monde et non pas de suivistes aveugles ou au contraire d'opposants irascibles, ni de partenaires imprévisibles. Notre premier «ennemi» c'est nous-mêmes si nous ne savons pas concevoir et dire franchement ce que nous pouvons ou savons faire ou ne pas faire. On doit élargir le champ du dialogue et des alliances avec toutes les forces dans le monde, à commencer par les Américains, qui, de manière concrète et pragmatique, recherchent ou ne refusent pas des compromis acceptables pour tous. Il existe certains signaux à l'intérieur du système international: des conflits de moyenne intensité vont continuer d'émerger; vu le recul du droit et la faiblesse de contre-pouvoirs légaux et légitimes aux forces qui prônent l'hégémonie ou l'autoritarisme. Ainsi, malgré la suprématie des USA, aucune grande puissance ou centres de puissances ne pourront établir leur sécurité sur la base de leurs seuls atouts, ou asseoir leur hégémonie sans faille sur l'ensemble du monde. On fera de plus en plus face à un monde fragmenté, avec la consolidation d'un prisme négatif, un centre et des périphéries; Amérique du Nord, Europe de l'Ouest et pays géants émergents d'un coté et les pays du Sud de l'autre, régions soumises à des instabilités chroniques et à la violence En termes préventifs, la bonne gouvernance est un rempart et un mode de prévention, car les grands risques surviennent lorsque les régimes ne sont pas légitimes et incapables de s'appuyer sur une large base sociale pour faire face à la subversion interne ou aux pressions et agressions externes. Toutes les époques ont leur idéologie ou mouvement de l'histoire. En ce début du XXIe siècle, après un siècle ambivalent, chaotique et tragique, c'est le mondialisme. Au-delà d'une coopération mondiale et régionale nécessaires, il s'agit, dit-on, de déréglementer, d'éliminer toutes les barrières, afin d'aboutir à ce fameux village global. Recomposition du monde Le monde est ma tribu, semble être un nouveau mythe, car les déséquilibres et inégalités s'aggravent tous les jours. Le but, nous dit-on, est de créer des ensembles géoéconomiques au sein desquels les nations seront soumises à des considérations internationales et dont la réunion constituera l'armature d'une future et improbable gouvernance mondiale. Ainsi, ces blocs formatés par la même idéologie, celle de l'économisme, et dont les populations auront été au préalable alignées dans leur structure mentale sur les critères de la marchandisation, produiront une humanité hybride. Ce désordre mondial aurait commencé en Irak. A travers le sanglant bourbier irakien, les Etats-Unis, préparent la recomposition du Moyen-Orient et du monde. Le Maghreb qui constitue l'espace arabo-musulman où la conjugaison authenticité-progrès est possible, se laisse aller aux fuites en avant, aux surenchères; aux divisions. Pourtant, sans cet espace commun, les solutions resteront vaines. Les pays développés, à leur tête les anglo-américains sont prêts, à tout mettre en oeuvre pour conserver leur suprématie évidente et sans contrepoids depuis 20 ans. Contrôler les sources d'énergies et assurer leur sécurité nationale semble leur souci principal. La politique américaine et le pétrole entretiennent une relation intime. L'économie des Etats-Unis repose sur un approvisionnement en pétrole illimité. La décision d'envahir l'Irak fut prise, entre autres, pour assurer l'hégémonie de la puissance anglo-américaine et le contrôle de l'économie mondiale pour les 50 ans à venir. Ce projet commence à être remis en cause par une série de nouveaux acteurs et de nouveaux défis. Les pays développés considèrent aujourd'hui que, pour lutter contre ces défis, le monde doit être uniformisé et occidentalisé. La mondialisation signifie occidentalisation sans les avantages des normes démocratiques. Ceci se traduit par la volonté de couler les Etats considérés comme faibles ou défaillants dans le moule libéral occidental au sens économique, mais pas au sens politique. D'où la tendance des puissances à chercher à contrôler les espaces où se développe la contestation, au lieu de changer l'ordre qui provoque celle-ci. L'idée d'une Union pour la Méditerranée semble correspondre à ce type de situation, alors que les pays du Sud, pour la plupart, ne sont pas encore aptes au partenariat vu leurs archaïsmes. C'est une démocratisation des relations internationales et une coopération d'accompagnement pour réformer les pays du Sud dont nous avons besoin. La communauté internationale saura-t-elle régler les inégalités et les différends diplomatiquement ou entrera-t-elle dans un cycle de conflits? Une course est aujourd'hui lancée entre le désordre et la capacité des Etats à prévenir. Ceux qui s'adapteront le mieux seront les performants économiquement et politiquement démocratiques. Les attentats du 11 septembre 2001 ont brouillé les cartes au détriment du monde musulman. Ils sont l'expression du désordre mondial de l'après-guerre froide. Plutôt qu'à un «choc des civilisations», nous assistons à un «choc des barbaries». Le rapport entre un terrorisme amplifié et manipulé et l'impératif d'hégémonie mondiale des USA semble évident. La théorie du chaos domine, entre violence aveugle et calcul égoïste. La guerre d'Irak n'a pas atteint les alliances stratégiques de l'après-guerre froide, notamment russo-américaine, propulsées par les attentats du 11 septembre 2001. La limite des divergences, la fin de l'axe «Paris-Berlin-Moscou», le non-règlement de la question palestienne, témoignent de ce que les puissances ont renoué le dialogue sur leurs intérêts bien compris et maintiennent un partenariat géostratégique fondé sur des préjugés au regard du sort des peuples du Sud: invention d'un nouvel ennemi, compris comme étant l'islamisme radical, rôle des alliances militaires, comme l'Otan, partage des richesses dans le Caucase et en Asie centrale, nucléaire iranien et nord-coréen, et, approvisionnement en hydrocarbures. L'Occident n'est pas monolithique, mais il pratique une diplomatie du deux poids, deux mesures et l'ingérence à la carte et se détourne des situations sans enjeux pour son économie, laissant faire les répressions et misères qui contredisent les principes du droit international. La cible terroriste, sous l'effet des amalgames, tend à se confondre avec l'arc arabo-musulman. Faute de régimes éclairés, de diplomatie active, objective des pays arabes et musulmans, les médias accentuent les confusions et des Occidentaux portés par l'unilatéralisme, n'écoutent pas les voix arabes. L'Union européenne, porteuse d'acquis - la paix, l'euro, le rééquilibrage des régions -, au lieu d'être médiatrice, dégage une posture internationale floue et s'expose à la dérive marchande de son projet. A défaut du rêve d'une Union en Méditerranée, ou d'une société universelle à l'Emir Abd El Kader, à la Wilson ou à la Roosevelt, on aspire à une politique d'équilibre. La puissance américaine peut être gage de stabilité, si elle comprend le besoin de compter sur un monde musulman qui est capable de pratiquer les trois critères-clefs: démocratie, économie de marché et diversité culturelle. Il n'y a pas d'autre alternative. Force ou droit? Hyperpuissance isolée ou monde «multipolaire» autour d'elle? La réponse à cette question dépend de la faculté à faire comprendre à tous que nos «amis» sont ceux qui acceptent les négociations, le dialogue pour clarifier les objectifs de chacun et non pas tentent de nous leurrer et contenir, et poussent aux mensonges et chimères. (*) Professeur des Universités