L'Algérie ferait-elle un nouveau saut dans l'inconnu si elle venait à opter pour l'abstentionnisme? Cette question lancinante est en train de circuler ces derniers temps dans les chancelleries à Alger. L'expérience des élections de 91 et plus récemment l'élection présidentielle en France avec la montée de l'extrême droite sont encore dans toutes les mémoires. Pourtant aucun homme politique ou responsable au pouvoir n'a voulu tirer la sonnette d'alarme et dire que si les islamistes venaient encore une fois à remporter les législatives, il y aurait péril en la demeure. Au cas où le taux d'abstention frôlerait une nouvelle fois les 40%, on risque de revoir le scénario de 91. Les Algériens, c'est l'avis de certains observateurs, n'ont pas été suffisamment sensibilisés sur la menace grandissante de l'islamisme et on craint même que la désaffection de l'électorat vis-à-vis du pouvoir et des partis ne maintienne ce taux dangereux de l'abstention et donne vraisemblablement la majorité spoliée en 91 de l'Assemblée à des islamistes venus d'une autre école politique. Il faut dire que la culture du boycott et de l'abstention ne date pas d'aujourd'hui, mais a déjà fait son chemin dès les années 70, quand la Kabylie et une grande partie de l'Algérois avaient opté pour une ligne toujours opposée au pouvoir en place. Depuis toujours, la Kabylie, emmenée par Tizi Ouzou et Béjaïa et suivie par la capitale, était devenue le bastion de l'opposition et de la contestation dans le pays. En avril 1988, lors des échéances électorales post-démocratiques pour la réélection du président Chadli, ces bastions de l'opposition politique dans le pays avaient annoncé la couleur, en refusant de voter pour la réélection du président à la tête du pays. Mais que peut représenter une abstention centriste devant le reste des wilayas totalement acquises à la cause du président, puisqu'il a été finalement réélu avec plus de 95%? Napoléon disait: «Un peuple bien gouverné est un peuple qui pense peu.» Cette citation prend toute sa signification, quand il s'agit de parler des électeurs qui votent à chaque fois pour un Parlement ou un président sans pour autant être convaincus de son programme politique. La capitale et la Kabylie étaient alors considérées comme un bastion politisé et toujours en avance d'une revendication sur le reste du pays. Même en 1997, ce bastion tant redouté avait voté contre certains députés qu'il considérait comme non représentatifs de sa région. Les chiffres avaient donné un taux d'abstention de 34,40%, soit plus de 5 millions de voix perdues. Un chiffre important et significatif quand on le compare aux chiffres de 3 millions de voix remportées par le FIS en 1991. Mais dans ces chiffres, il y a ceux qui se sont abstenus de voter, par désintéressement des élections, d'autres par absence de tuteur politique, alors que le reste de ce front abstentionniste a été instrumentalisé par les partis opposés à ce scrutin. Les partis politiques ont-ils réellement le pouvoir d'empêcher une élection d'aller jusqu'au bout de son issue politique? Les précédents scrutins pluriels prouvent l'incapacité et l'inefficacité de certains partis à barrer la route des élections, tracée par le pouvoir. En 1990, le PAGS, le FFS et le RCD considérés comme les spécialistes du boycott et de la contestation avaient pourtant participé aux élections locales remportées par le FIS en 1990. Même si le PAGS avait une élite politique puissante, il était en revanche dépourvu d'une base populaire capable de mobiliser la contestation dans les rues du pays. Sadek Hadjres, secrétaire général du parti à l'époque, s'était contenté de simples meetings et de quelques placards publicitaires dans des journaux, mais sans incidence sur les élections locales. Le RCD fraîchement débarqué sur la scène politique, ne connaissant pas sa force sur le terrain, refusait de participer aux élections de peur d'être ridiculisé par les autres partis. Saïd Sadi finit par se plier aux conseils du cercle qui l'instrumentalise en entrant dans l'arène électorale. La victoire du FIS aux élections locales le fera émerger sur la scène politique. Quant au FFS, malgré le retour de l'enfant prodige, Aït Ahmed, il n'a rien pu faire face au raz de marée du FIS. D'une manière générale, tous ces partis ont non seulement failli à leur mission de faire changer le régime, mais ils ont permis aussi aux islamistes d'arriver aux portes du pouvoir. Lors des élections législatives de 1991, le scénario tant attendu par le pouvoir de voir le FIS battu par le FLN et le FFS, n'a pas eu lieu et la catastrophe a vite suivi. Le RCD et le PAGS, laminés par les islamistes en 1990, avaient alors décidé de faire l'impasse sur les élections. La culture du boycott est alors née dans l'espoir d'avoir de beaux jours devant elle. Ces deux partis et le PT n'avaient pas pris part aux élections législatives faisant courir le mot d'ordre politique du boycott. Ils voulaient surtout éviter une humiliation supplémentaire après l'échec cuisant enregistré face aux islamistes lors des élections locales. Mais cet appel au boycott était plus un refus de cautionner la montée de l'islamisme qui gagnait du terrain sur la scène politique, un rejet du pouvoir en place. En définitive, le fort taux d'abstention, plus de 40%, qui avait permis au FIS d'obtenir la majorité de l'Assemblée au premier tour des législatives, était plus, «un vote-sanction» contre les trente ans de galère avec le parti unique qu'un soutien au parti d'Abassi Madani. Chadli démissionne, l'armée décide d'intervenir pour stopper le processus électoral et le pays s'embrasera dans une guerre qui n'a jamais voulu dire son nom. Durant les élections législatives de 97, le RND, créé en toute hâte pour soutenir le Président Zeroual avait remporté comme par enchantement, les législatives. Mais ce taux d'abstention n'est pas une fatalité. Les Algériens ne sont pas sensibles au danger qui les guette. Après cinq ans d'un règne insignifiant d'une Assemblée soumise aux caprices du pouvoir, les élections législatives vont se dérouler avec un schéma revu et corrigé par les gouvernants. Mais même si le FFS et le RCD aidés en cela par les événements douloureux de la Kabylie réussissent à mobiliser la population pour le boycott dans la région du Centre, le reste du pays est toujours dans le doute et l'hésitation, surtout que les problèmes sociaux et économiques ont eu des conséquences néfastes sur le choix électoral des citoyens de tout bord et de toute région. Ce boycott risque de servir, encore une fois, les intérêts des islamistes qui possèdent toujours une grande capacité de mobilisation en remportant les élections. Le scénario semble ressembler à s'y méprendre aux législatives de décembre 1991. Irons-nous vers un nouvel arrêt du processus électoral et une nouvelle intervention de l'armée? Si la société civile, la presse et surtout les partis jouent à un jeu dangereux qui fait que l'islamisme menace encore une fois les portes presque ouvertes du palais du gouvernement, l'opinion publique devra se réveiller de sa léthargie et passer à l'action démocratique et citoyenne si elle veut sauver son pays.