Ce n'est pas facile d'aimer sa «petite patrie» sans retenue; au reste, retenir quoi et pourquoi? Oui, il n'est aucun esprit, aucun génie de coeur ou de raison qui ne sache aimer avec passion sa terre natale. Qui n'observe que, par le temps qui court, certains riraient, mais pas d'esprit, de l'Algérien qui chante aujourd'hui, en dépit de toutes les tracasseries quotidiennes, quelque chose de cher et d'indéfinissable enfoui en lui et qui lui donne l'envie d'espérer et...la force d'aimer. Il n'est pas que Lamartine, si grand poète soit-il, qui puisse nous secouer pour éveiller notre conscience aux beautés multiples de notre pays. J'ai lu Le Génie de la mer, chroniques jijéliennes (*) de Salah Bousseloua, un ouvrage de grande simplicité et de grande passion, et je ne commettrais pas ici la triste maladresse du lecteur qui exige de l'auteur une modestie de sentiment l'obligeant à se renier soi-même. Salah Bousseloua, à 87 ans, l'expérience de la vie aidant, et de la vie professionnelle aussi (il écrit des scénarii pour la télévision et des pièces de théâtre), est resté librement à l'écoute de son environnement et du silence de sa pensée intérieure. Et par ainsi, il a su nous faire voir - ou nous faire imaginer - l'indépendance de son exprimé poétique. Pour nous transmettre ce qu'il a vu dans son enfance, ce qu'il voit, ce qu'il sent à l'âge qu'il a aujourd'hui, il recourt à la vérité de l'image, au sens large du terme: sa ville natale la Igilgili punique, la Igilgilis romaine, la Jijel algérienne, sa «planète». Sans doute pensait-il aux «chroniques jijéliennes» qu'il publierait un jour quand, en juillet 2005, il a pu déclarer: «Qui ne se souvient du bout de planète où nous sommes venus au monde...? Djidjelli d'antan. La petite patrie en esprit que nous portons dans nos coeurs et qui hante nos pensées partout où nous allons...Mais hélas! l'heure baisse et va s'évanouir.» Ce qui prédomine dans ce livre Le Génie de la mer, c'est la mer géniale. L'auteur, si l'on peut dire, a un cri d'amour et de révolte, tout à la fois, arrachés à l'enfant qu'il fut et au vieil homme qu'il est devenu, maintenant riche des secrets de sa ville, des gens de la mer et...de la bonne poiscaille! Entre eux et lui, s'est développée une intimité, grossissant avec la réalité et le fantastique de ce qui le dispose à la patience de voir, d'écouter et de raconter un univers auquel quelqu'un d'autre aurait été indifférent. Il s'octroie le pouvoir du mystique devant tant de beauté chargée d'histoire: la beauté du décor l'éblouit, le langage des hommes l'instruit, - même à l'Histoire, il rend son histoire par l'anecdote qui rappelle l'aventure humaine et nous fait aimer, sacraliser, ce qui nous permet de nous identifier. Et pourtant, Salah Bousseloua n'est pas historien, - et c'est tant mieux, assurément! D'une plume simple et concrète - je dirais populaire -, il recrée l'événement grandiose, les personnages du mythe jijilien, le conte plus vrai que la réalité ou inversement. Le lecteur est ravi de connaître Jijel de tous les temps où s'animent des vies dans la cohue des réalités quotidiennes et dans la promiscuité des faits historiques. L'auteur soigne ses récits par des raccourcis justes, un style alerte, une expression d'un conteur honnête et heureux, ce qui réalise la puissance et la précision des contours des images de ses souvenirs: le port, le bornage (ou navigation côtière), les embarcations, les pêcheurs, la société des marins-pêcheurs, la mer et ses personnages. Il nous parle de la mer; il fait mieux, il fait parler la mer et ses gens. Il nous expose le tout en tableaux bien ordonnés, vus, revus, corrigés et augmentés par lui l'enfant du pays, - c'est pourquoi la Jijel demeure sa planète, à lui seule acquise. Il écrit: «Ô gaie côte de saphir,...De myrte vert odoriférant, de genêts, de laurier-rose et de pins maritimes.» Salah Bousseloua a hérité de son père Ahsène, la passion de la mer. «Descendant de Corsaires, il fut mousse, capacitaire de marine en 1924, patron de pêche, capitaine de bornage et souvent pilote.» Mais c'est sa grand-mère maternelle qui lui a enseigné que «Les gens de mer sont des héros». Il a pour elle une admiration pleine de piété, d'autant que c'est elle qui l'a élevé, à la suite du décès de sa mère qui l'a laissé orphelin en bas âge. D'une lecture facile, l'ouvrage comprend des «illustrations» accompagnant le texte et huit chapitres présentant des histoires courtes faisant évoluer des personnages pleins de verve (Les embarras de Da-Bachir; Z'ghoughou, le fantôme de minuit,...), des souvenirs d'enfance et de jeunesse rapportés avec émotion, humour et fidélité (Les tabous; Les sardines,...), la vie sociale et professionnelle des marins-pêcheurs (Les phares et les interdits,...), de nombreux récits évoquant l'Histoire de Jijel (La bataille de Gigeri en 1664,...) et, en appendice, «Quelques extraits de la bataille qui eut lieu [à Jijel, en 1839, sous les ordres de Saint-Arnaud], racontée par Saint-Arnaud: "... Le 11 mai l'armée donne l'assaut au col de Bni Asker et redescend sur Djidjelli où l'attend l'ami Pélissier: - Joyeuses retrouvailles - J'ai laissé sur mon passage un vaste incendie. Tous les villages, environ deux cents, ont été brûlés, tous les jardins saccagés, les oliviers coupés..."» Ah! mais quel enseignement dans Le Génie de la mer de Salah Bousseloua: il y a de la morale, du civisme et de la sagesse! (*) LE GENIE DE LA MER CHRONIQUES JIJELIENNES de Salah Bousseloua Casbah Editions, Alger, 2008, 215 pages.