La profondeur du romancier et la noblesse du poète tiennent de l'honnêteté de l'intellectuel et de la modestie de l'homme. «Si tu dis tu meurs, si tu te tais tu meurs, alors parle et meurs.» C'est avec son propre sang que Tahar Djaout a inscrit cette citation dans l'Histoire du pays et l'imaginaire du peuple. Le 26 mai 1993, à Baïnem à Alger, Tahar Djaout a été victime d'un attentat. Pour ne lui laisser aucune chance de survie, «les loups qui cultivent l'obscurantisme» l'avaient visé à la tête. Pour tuer toute velléité de rêver, il leur fallait tuer le faiseur de rêves. Pendant 11 jours, l'homme lutte contre la mort, en vain. Le 2 juin tombe la nouvelle comme un couperet, Tahar Djaout, le journaliste-écrivain, venait de rendre l'âme. Ainsi, le romancier laissa derrière lui trois filles, trois perles: Nadia, Nabila et Kenza. Aussitôt l'homme décédé, la légende est née. 16 ans après, Oulkhou, son village natal se souvient de Tahar. Oulkhou culmine à 300 et 400 mètres d'altitude au-dessus de la mer. Le village est situé à une quinzaine de kilomè-tres d'Azeffoun, dans la wilaya de Tizi Ouzou. L'hospitalité des villageois d'Oulkhou n'a d'égale que leur humilité. Nous sommes à Aariche, la place principale du village. Djaout Ahmed, cousin de Tahar, est directeur de l'école primaire du village. Derrière sa barbe grisonnante se cache un poète, encore un! Décidément, entre le verbe ciselé et la famille Djaout, l'histoire continue d'évoluer «comme un fleuve qui coule». Au souvenir de Tahar, le regard de cheikh Ahmed, comme l'appellent les jeunes du village, est attendri. Ecoutons-le: «Tahar était l'exemple même de la tendresse, de la simplicité, de la générosité et de la gentillesse.» Cheikh Ahmed est plongé dans le monde de son enfance. Une enfance où Tahar est omniprésent. De Azniq bwadda (le quartier d'en bas), arrive une femme. Azniq bwadda est le quartier ou est né et a grandi Tahar. A travers cette femme, se manifeste «la Montagne de Baya» dans toute sa splendeur, sa majesté. Elle s'appelle Tassadit et est mariée à Saâdi Bouzrina. Elle, c'est la soeur de Mohand et...du magistral Tahar Djaout. Tassadit est viscéralement attachée à son frère, le petit d'entre les trois. Mohand est le plus âgé. Né le 11 janvier 1953,Tahar est le fils de Ali et de Zineb Aouine. Revisitant la demeure de son enfance, Tassadit se souvient: «A l'époque, il y avait à côté de chez nous un épicier. Des fois, l'épicier offrait un bonbon à Tahar. Le petit (sa voix empreinte d'émotion) ramenait le bonbon à la maison et le partageait avec nous.» Tahar rejoint l'école à l'âge de cinq ans. Il passera quatre années à l'école primaire du village, puis une année à l'école qui porte actuellement le nom du martyr Saâd Ouali, à Azeffoune-Centre. En 1964, sa famille s'installe à la Casbah d'Alger. Dans la capitale, il fréquenta l'école primaire sise, à l'époque, boulevard de la Victoire à Bab Jdid. Il poursuivra ses études secondaires au lycée Okba. A l'université d'Alger, il obtient en 1974 une licence en mathématiques. Quelques années plus tard, en 1985 Tahar obtient une bourse pour poursuivre des études en sciences de l'information et de la communication. Tahar Djaout était d'une intelligence hors pair. Sur ce plan, Gasmi Akli, retraité de l'inspection à l'éducation nationale, témoigne: «Tahar avait une capacité d'assimilation exceptionnelle. Souvent, il nous arrivait de nous échanger des livres. Il m'est arrivé, à plusieurs reprises, de lui prêter un livre de plus de plus de 300 pages qu'il me rendait le lendemain après l'avoir lu. C'est extraordinaire!» Aariche est son coeur palpitant. Jadis, les villageois se retrouvaient le soir sur cette place. Les vieux discutaient entre eux. Les enfants jouaient aux damiers. Moh ou Hand, un artisan, confectionnait avec dextérité des cuillères en bois. Dans cet espace, se tenaient les assemblées du village. De là où nous sommes assis, en face de nous se dresse la mosquée. En 1987, une assemblée des villageois est tenue, Tahar y est. L'une des résolutions prises par cette assemblée fut la construction de la mosquée. La réalisation du projet fut prise en charge par les villageois et durera trois ans. Le long de ces trois ans, Tahar ne manquera aucune journée dédiée à la construction de l'édifice religieux. A ce titre, Gasmi Mokrane, un homme qui observe le rite musulman, suit du regard les mouvements de Tahar durant les travaux de réalisation de la bâtisse. Les souvenir sont vivaces. Laissons-le raconter: «En plus de l'effort physique, Tahar mettait son argent à contribution et sa voiture à la disposition du comité du village pour la réalisation de la mosquée.» A l'époque, Tahar Djaout avait une 309 de marque Peugeot. De son côté, Gasmi Akli poursuit: «Résidant à Alger, Tahar a été désigné par le comité pour ramasser de l'argent auprès de notre communauté établie à Alger. Il s'acquitta de cette tâche avec honnêteté et abnégation.» A ce propos, Tassadit précise: «A l'époque, les enfants d'Oulkhou résidant en dehors du village étaient dispensés de l'obligation de participer aux volontariats, à condition de s'acquitter d'une somme d'argent à raison de 100 dinars. Malgré cela, Tahar et Mohand se déplaçaient, spécialement, d'Alger pour participer aux différents travaux du village.» La vision de Tahar Djaout de l'Islam? Ecoutons son ami d'enfance, Gasmi Ahmed, lui-même pratiquant les rites religieux: «Ayant grandi dans un village imprégné de religiosité, Tahar vouait un respect profond pour l'Islam tel que pratiqué par nos ancêtres. Son père lui-même faisait partie des comités de conciliation sociale qui procédaient au règlement des conflits avec la sagesse tirée de la culture traditionnelle et dans le respect des préceptes de l'Islam.» Et Gasmi Akli de renchérir: «Tahar était pour un Islam authentique. Un Islam où l'esprit est libéré du dogme. A titre d'exemple, l'un des personnages de son roman Les chercheurs d'os n'est autre que Hand ou l'Hadj, un homme pieux du village pour lequel il avait une sympathie respectueuse.» Pour l'histoire, les villageois d'Oulkhou sont des descendants de Sidi Ahmed Ben Youcef. Guide religieux et chef militaire, ce personnage historique aurait combattu les occupants espagnols de la ville de Béjaïa au XVIe siècle. En plus de son attachement à toutes les constituantes de notre identité, Tahar éprouvait un amour charnel aux siens, notamment à sa mère. A ce sujet, le témoignage de sa soeur est édifiant. Apprécions: «Quand il voyait notre mère allongée, pris d'un élan de tendresse, il mettait sa tête sous son pied en lui disant qu'il lui était obéissant.» Un exemple à méditer... A Azeffoun, les démiurges se sont donné le mot. Ils viennent rendre hommage au ciseleur des mots: Tahar Djaout. Sur la page de la mer, Mohamed Igerbouchène écrit la partition d'un village qui a vu naître et grandir le poète: Oulkhou. Les vagues jouent une mélodie qui rappelle le rêve exilé. Les notes font vibrer les fils du mandole d'El hadj Mrizek. L'qahwa ou latay (le café et le thé) sont servis. El hadj El Anka prend sa tasse. D'une voix émue, il entonne Izriw Ighlev lehmali. Les pleurs du maître font gémir «la flûte du berger». Eh oui, qui ne connaît pas Mohamed Hilmi! Avec son frère Saïd, ils traduisent les chants en un jeu scénique plein d'humanisme. Rouiched se met de la partie. De cet humour qui lui est familier, il fait appel à Mohamed Fellag. De loin Mohamed Issiakhem trempe son pinceau dans la trame du vécu tragique d'un peuple avide de liberté. Le dessin prend forme sur sa toile. Les traits donnent un visage. C'est celui de Tahar Djaout. Les regards se portent vers les collines des Aït Chafaâ. Vu d'en bas, Oulkhou est une ode à la beauté, un hymne à la simplicité. Nous arrivons au pied du village, plus exactement à El Mehrab, le cimetière où repose Tahar Djaout. L'endroit est plongé dans le silence religieux de ces lieux qui nous rappellent aux questions existentielles que se pose chaque être humain vivant sur terre. L'arbre, qui caresse de ses feuilles la tombe de l'écrivain, écarte ses branches en signe de bienvenue. En s'écartant, les branches nous dévoilent un spectacle des plus inattendus: une silhouette assise près de la sépulture. Sa tête penchée vers le bas et sa main effleurant le montant nous rappellent Le penseur de Rodin. Au bruit de nos pas feutrés, la silhouette lève la tête. Ce visage, ce regard, cette moustache, ces lunettes, mais...c'est lui! C'est l'auteur des Solstices barbelés, de L'Arche à vau-l'eau, des Rets de l'oiseleur. C'est le poète qui nous accueille sur la tombe du journaliste-écrivain. A notre étonnement, il rétorque par un sourire. Dans son regard, luit, encore, la flamme ardente de la quête du vrai, de l'authentique. Dans son regard, le monde nous livre ce qu'il a de plus beau: l'amour. Tout le monde prend place Le poète se redresse. Le faiseur de rêves s'apprête à prendre la parole. Un moment d'hésitation puis...c'est la Résurrection! Les mots jaillissent de sa bouche comme des oiseaux libérés de leurs cages. Des cages sous forme de dogmes, de contre-vérités, d'avatars, de préjugés. Apprécions... Lorsque mon Rêve disloqué renaîtra à l'ultime manigance de votre Défaite le monde n'aura plus son absurde face d'aveugle et tous les spectres mutilés par vos flammes et tous les rêves écrasés sous vos doigts profanateurs se lèveront livides pour torturer vos insomnies et limer vos faces infâmes Livides D'un éternel J'ACCUSE. Sur ces mots, le poète annonce: «Il est temps de partir.»