Pour soutenir leurs familles ou pour fuir une vie malheureuse, des centaines de milliers d'enfants rejoignent le monde du travail. Djamel est un petit garçon de treize ans au corps frêle, à l'allure débonnaire et au front luisant de sueur malgré le froid de ces dernières semaines. Rencontré au niveau du marché de volailles à Magtaâ Kheïra. (Tipaza), il nous raconte son histoire comme un adulte: «Je suis l'aîné d'une famille pauvre composée de cinq enfants en plus de mes parents. Mon père était maçon et il y a un peu plus d'une année, il a eu un accident de travail et maintenant il ne peut plus bouger le bras droit. Depuis, j'ai abandonné l'école, l'année passée, à quelques mois seulement des examens.» Il poursuit son récit: «Je ne voudrais pas que mes petits frères et les autres enfants laissent les études pour autre chose. Moi, j'ai toujours rêvé de devenir médecin...» Quelle tristesse nous a saisis en laissant le petit Djamel vaquer à ses affaires. Ce petit ange au fait de la dure réalité d'être né pauvre et de devoir sacrifier son enfance et ses rêves pour le bien-être de sa famille, fait preuve d'une grande maturité. Djamel est certes désargenté mais riche de coeur et de sentiments nobles. Demandant à un homme d'une cinquantaine d'années comment il arrivait à faire travailler des mineurs alors que la législation algérienne l'interdit formellement, ce dernier, une cigarette entre les lèvres répond: «Moi je n'ai rien à voir avec la loi. Je ne fais qu'aider de pauvres diablotins à subvenir aux besoins de leurs familles.» A quelques encablures de là, et en quittant cet endroit sinistre où l'air est chargé de l'odeur aigre-douce de sang frais, nous prenons la route menant à Koléa. Il est dix-sept heures trente. Une dizaine de bambins, des filles pour la plupart, dont l'âge varie entre sept et douze ans, se postent sur quelque huit cents mètres, le long de la route, à une distance de dix à quinze mètres d'intervalle. Mal habillés et portant des couffins, ces enfants arrêtent les automobilistes pour leur vendre, qui des galettes, qui des beignets chauds ou encore des m'hadjeb (carrés de pâte farcis) et du matlouâ (pain de campagne). Nombreux sont les passagers qui s'arrêtent pour acheter. Une petite fille, Houria, nous aborde en usant de mots élogieux, comme commerçante née, pour faire écouler les quelques matlouâate qui lui restaient au fond de son panier couvert d'un torchon imprimé. Négociant avec elle, cette petite brune de huit ans aux joues creuses et aux yeux en amande pétillants de malice, accepte de bavarder un brin avec nous. A condition, cependant, d'acheter les deux pains restants. «Il est déjà tard et voyez-vous, les automobilistes commencent à se faire rares. Je ne peux pas rentrer à la maison sans avoir vendu tous les pains», avance-t-elle en guise d'excuse. Après quelques réticences, la petite marchande de pain entame son histoire: «Nous somme sept enfants. Mon père est un homme qui boit chaque jour de l'alcool. Je me souviens qu'il a toujours battu ma mère. Mes deux soeurs aînées, qui ont dix-neuf et seize ans, ont fui la maison quelques jours avant la fête de l'Aïd el Fitr (le 2 octobre 2008). Elles voulaient protéger ma mère de mon père qui la frappait et lui cognait la tête contre le mur. A leur tour, elles ont été battues et elles saignaient de partout.» Houria, tête baissée, se tait un moment pour reprendre son souffle. Après un instant de répit, elle lève les yeux sur nous. Ils sont remplis de larmes. Elle continue sa triste histoire alors que des sanglots étouffés commençaient à lui nouer la gorge: «Maintenant, on ne sait plus où elles sont. Si elles sont vivantes ou mortes. Ma mère est devenue presque folle, et mon père l'oblige à préparer de la galette pour que je la vende aux automobilistes. Chaque soir, en rentrant chez moi, je le trouve sur le seuil de la maison à m'attendre pour compter et prendre l'argent de la journée, il nous a interdit même l'école à mes frères et à moi». Ne pouvant plus parler, la fille traumatisée s'est sauvée pour se volatiliser dans la nature baignée dans la lumière du crépuscule. Les exemples de ces petits enfants exploités et souvent maltraités sont légion, laissant de marbre les autorités. Le cas et les témoignages de Walid sont encore plus poignants. Walid est un enfant de douze ans mais qui en paraît beaucoup moins. Maigre, les épaules voûtées et le visage portant les traces de larmes séchées, il travaille en qualité de plongeur dans un semblant de café-gargote des environs de Oued Ouchayeh. A dix-huit heures, l'endroit est malfamé et inquiétant car fréquenté par des individus à la mine patibulaire qui n'inspirent pas confiance. Walid, vêtu d'un vieux pantalon usé et d'un chandail en laine bleu décoloré et beaucoup plus grand pour lui, s'attelle à essuyer une table avec un chiffon à la propreté douteuse. En l'abordant, il s'est mis à trembler et à regarder à droite et à gauche, la flamme d'une peur viscérale se lisant dans ses yeux. Sans doute, craignait-il l'apparition de son patron. Quelques minutes plus tard, profitant d'une courte absence de ce dernier, il nous fait un signe discret de la tête pour le suivre dehors. S'affalant sur une chaise de fortune, Walid nous raconte son destin de petit enfant perdu dans le monde ignoble des adultes, d'une voix qu'il voulait, cependant, détachée: «Je ne vais plus à l'école depuis deux années. Depuis la mort de ma mère, quoi. Mon père s'est remarié et sa femme nous déteste comme la mort, mon frère de trois ans mon aîné et moi-même. Elle ne cesse jamais de monter notre père contre nous. Il nous bat tellement fort et nous affame aussi pour faire plaisir à sa femme. Je ne peux pas comprendre comment il peut faire cela à ses propres enfants. Une fois, après que sa femme nous ait accusés de lui avoir volé de l'argent et de lui avoir manqué de respect, il nous jeta à la rue comme des chiens en nous interdisant de franchir le seuil de notre maison. Maintenant, mon frère travaille quelque part, comme portefaix dans les marchés de gros je crois. Quant à moi, faute de mieux, j'ai atterri dans cet endroit. Je fais le parterre, j'essuie les tables et je lave la vaisselle.» Hésitant à parler du comportement qu'ont certains habitués de ce coin trouble, il nous avoua, non sans nous arracher la promesse de ne rien rapporter à son employeur, que l'attitude de certains est plus que significative. «Même lui (l'employeur) me frappe sauvagement, surtout quand il est ivre. Parfois même il me regarde d'une manière bizarre, me touche et fait tout pour m'attirer dans sa chambre. Et là, j'ai vraiment peur. Il menace de me tabasser et de me brûler avec la cigarette si jamais je dis quoi que ce soit. Mais même si je voulais le faire, qui croira un pauvre enfant dont même le père n'a pas voulu?» Quel être humain digne de ce qualificatif peut faire subir à une créature innocente, à un ange de la terre tout cela? Walid est, aujourd'hui, un enfant brisé, une épave soufflée par les vents de la bêtise humaine, ballottée sans ménagement. En guise d'adieu, il nous fait un terrible aveu: «Avant, je voulais avoir un père qui me protégerait et m'aimerait. Maintenant, je veux mourir et être loin de toutes ces méchantes personnes.» Quel commentaire peut-on ajouter après pareil témoignage venant de la bouche d'un bambin qui est censé vivre l'insouciance et la joie propres à son âge? A qui incombe la faute? Qui est complice et qui devrai-t-on incriminer? Face au laisser-aller des pouvoirs à tous les niveaux, et face à l'irresponsabilité des adultes, beaucoup d'enfants restent les proies privilégiées des barons de l'argent sale, qui ne reculent devant rien pour se remplir les poches, quitte à utiliser des enfants sans défense, au grand mépris de la loi. Il y a de cela une année, une ONG belge qui a beaucoup travaillé sur cette question, a avancé le chiffre alarmant d'un million huit cent mille mineurs exploités sur le marché du travail. Toutefois, M.Djamel Ould Abbès, ministre de la Solidarité, de la Famille et de la Communauté algérienne à l'étranger, évoque, comme il est de coutume, des chiffres moindres, et par ailleurs, variables. Joints à maintes reprises par téléphone, les responsables de cette tutelle fuient la question et refusent de donner des statistiques exactes. D'un autre côté, M.Gérard Aïssa Ruot, représentant de l'ONG SOS-Kinderdorf International (SOS-KDI) en Algérie, estime: «Il n'est pas normal qu'un mineur, enfant de surcroît, travaille au lieu d'être à l'école. Il faut dénoncer cette situation grave. La place d'un enfant est à l'école où il aura à s'instruire et à se former pour pouvoir affronter l'avenir et le domaine professionnel sereinement, fort de son instruction.» Quant à M.R., avocate de son état, elle dira: «Les exploiteurs des enfants profitent du vide juridique qui entoure la question des enfants exploités sur le marché du travail. Ce phénomène à haut risque prend des proportions tellement alarmantes que tout le monde (associations, justice, parents, autorités publiques) devraient oeuvrer pour l'éradiquer définitivement. Des actions et des activités urgentes tant attendues ne seront que les bienvenues pour rendre le sourire à nos enfants.» Un appel qui émane d'une femme de loi, mais aussi d'une mère qui n'y est pas allée de main morte pour fustiger les pouvoirs concernés «premiers complices dans pareille situation», selon elle. Cet ultime appel, joint à ceux des milliers d'enfants dépouillés de leur innocence pour affronter les problèmes des adultes, trouvera-t-il un jour un écho auprès de tout un chacun? Le temps se chargera bien de répondre à cette question.