«Ils m'ont coincée dans un coin de la rue. Ils m'ont sommée de leur remettre mon argent et mon portable sinon ils lâcheraient les chiens sur moi.» Bab El Oued. 18 heures 30 minutes. Des dizaines de jeunes et de moins jeunes envahissent la place El Kettani. La mine patibulaire, exhibant des bras nus marqués de tatouages représentant des scorpions, des têtes de morts, des noms de clubs ou de femmes, ils sont accompagnés de chiens. Mais pas des moindres: pitbulls, rottweilers, dobermans et bouledogues sont le dada de ces jeunes. En laisse ou libres, les crocs apparents et la gueule salivante, les bêtes semblent dressées pour attaquer et déchiqueter tout ce qui entrave leur chemin. A croire qu'ils sont là pour narguer la beauté enchanteresse du bord de mer, mis en valeur par les différentes nuances jaunes du sable, les gris et bistre des rochers, les bleus et violines de l'eau, l'or du soleil et l'azur du ciel. «On ne peut plus circuler tranquillement à partir d'une certaine heure», confie Samir, un jeune du quartier populaire qui explique: «Des bandes de voyous s'attaquent aux retardataires ou à ceux qui empruntent des rues désertes afin de les délester de leurs téléphones portables, de leur argent et de leurs bijoux» indique Samir. Désirant en savoir plus, nous nous sommes approchés de Rafik. La carrure athlétique, paré de bagues et de chaînes dites «grains de café», ce dresseur occasionnel de chiens raconte: «J'ai toujours aimé les gros chiens. Leur force et leur agressivité me fascinent. J'ai acheté mon pitbull il y a 2 ans, et aujourd'hui, je l'emmène là où je vais. C'est pour me protéger.» Se protéger contre qui et contre quoi? Rafik ne veut pas s'engager dans la discussion. «C'est à nous de nous protéger contre ces délinquants. A défaut d'armes blanches, ils utilisent ces bêtes pour accomplir leurs forfaits. Ils ne reculent devant rien», se plaint un passant ayant surpris un bout de notre conversation. «Il y a quelques mois, des jeunes, sûrement sous l'emprise de stupéfiants, m'ont barré le chemin avec leurs chiens Ils m'ont tabassé et volé tout ce que j'avais sur moi. L'une des bêtes excitée par son propriétaire m'a mordu sauvagement au flanc et j'en garde encore des séquelles», raconte ce quinquagénaire, muni d'un couffin et d'une longue canne à pêche, et semble être un habitué des lieux. D'une voix vibrante d'indignation, il ajoute: «A Bab El Oued, ces nouveaux gangs nous font subir leur diktat. Protester ne sert à rien car ce sont eux qui font la loi.» Les jeunes filles sont également la proie privilégiée de ces nouveaux mafiosos. Imène, étudiante à l'université de Bab Ezzouar et habitant un quartier mitoyen au marché Nelson raconte sa mésaventure d'une voix chevrotante: «C'était pendant l'hiver dernier. J'ai passé les heures les plus longues et les plus cauchemardesques de toute ma vie. Ce jour-là, le ciel était bas. Il pleuvait des cordes. A 18 heures déjà, il faisait nuit noire.» Observant un moment de silence, elle ajoute: «Je revenais de la fac. Il était presque 19 heures. Trois jeunes se sont mis en travers de mon chemin. Ils étaient en compagnie de gros pitbulls. Refusant de répondre à leur provocation, ils m'ont coincée dans un coin de la rue. Ils m'ont sommée de leur remettre mon argent et mon portable sinon ils lâcheraient les chiens sur moi. L'un d'entre eux, apparemment le chef du trio, voulait me déshabiller et me violer. N'était l'arrivée d'un groupe de jeunes alertés par mes cris, je ne sais pas ce qu'il serait advenu de ma personne.» Imène est aujourd'hui une jeune fille qui a abandonné ses études car traumatisée à vie. Selon elle, les auteurs de son drame appartiennent à des bandes organisées qui agissent en toute impunité. «Et si l'un d'entre eux est épinglé, ses acolytes se chargeront de le venger», ajoute-t-elle. Et pourtant, l'article 441 bis du Code pénal prévoit une peine d'emprisonnement allant de 10 jours à 2 mois, et une amende de 100 à 1000 DA pour tout individu laissant errer en liberté un animal malfaisant ou dangereux et l'incitant à attaquer autrui. Le hic, c'est que cela se fait au nez et à la barbe des agents de l'ordre public. Pire que cela, des combats terribles s'organisent entre chiens de bandes de différents quartiers. Place des Trois Horloges: 23 heures 40 minutes. Le quartier, l'un des plus chauds de la capitale est mal éclairé et une sorte de malaise saisit les rares passants nocturnes. Le climat est lourd. Une chaleur suffocante et une humidité s'ajoutent aux odeurs nauséabondes des détritus qui jonchent les coins des rues. La place, grouillante de monde dans la journée est déserte à cette heure-ci. Soudain, des groupes d'individus armés de molosses effrayants se mettent à affluer de toutes parts. En une fraction de seconde, l'endroit est transformé en véritable arène pour abriter des combats sanglants entre chiens pesant pour la plupart, plus de 60 kg. «Le combat d'aujourd'hui met aux prises un chien de la bande du quartier de Diar El Kef et un autre chien de la bande du vieux quartier de Soustara», annonce Hmimed, notre guide. Ce dernier est natif de la vieille Casbah. La quarantaine, titulaire de sept billets d'écrous pour détention de joints, vol et agression à main armée, il affirme qu'il s'est «rangé il y a quelque temps». Faute d'une solide formation, il est devenu un dresseur de chiens pour gagner sa vie. Il soutient que nombreux sont ceux qui lui demandent de rendre leurs chiens agressifs et de bien les entraîner pour attaquer. Le coup d'envoi du combat est donné à minuit par un arbitre improvisé. Les deux propriétaires lâchent leurs chiens: un pitbull et un doberman. L'accrochage est des plus violents. La scène est insoutenable. Le guide explique: «Les deux parties misent sur une grosse somme d'argent allant entre 10.000 et 50.000 DA. Parfois même sur quelques grammes de zetla.» Plus que cela, le patron du chien vainqueur aura droit au respect des autres et au titre de Mâalam. En effet, pour certains propriétaires de chien, ces combats sont un véritable business. Cependant, mis à part leur caractère illégal, ils sont très dangereux. Et pour cause. Les molosses se retournent même parfois contre leurs propres propriétaires. Quant aux pauvres bêtes, elles en ressortent avec des blessures sanguinolentes. D'autres meurent carrément sous les puissants crocs de leurs adversaires. Cela s'explique: un chien de cette espèce, une fois qu'il a attaqué sa proie, ne la lâche jamais avant que les crocs de ses deux mâchoires ne se touchent.