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A la recherche des 170 disparus
BAB EL-OUED, 16 JOURS APRÈS LE DRAME
Publié dans L'Expression le 25 - 11 - 2001

Il est minuit passé, quand les chiens renifleurs de la brigade canine insistent pour déblayer la boue dans un coin de la grande salle du centre d'apprentissage de Triolet.
Aussitôt après, les éléments de la Protection civile, arrivés le jour même de Constantine, se mettent à creuser. La boue, séchée, est haute de près de 1,50 m. Au fur et à mesure que le trou creusé devient profond, une odeur putride s'échappe du fond. «Il y a une personne ici, il n'y a pas de doute», fait le maître-chien. Son compagnon, c'est Dick, un berger de race, d'environ quatre ans, rodé à sentir l'odeur humaine dans les conditions les plus défavorables.
Ici, à 1 h, les conditions sont on ne peut plus difficiles. Les chiens «français» ont été affectés par les odeurs fortes de tabac, enfouies dans une centaine de sacs, pourris par la pluie et la boue. Les chiens «algériens», rompus aux désagréments, ont été plus efficaces.
Marché Triolet. L'opération de déblaiement touche à sa fin. Le bain maure Badra est toujours noyé dans ses eaux visqueuses, qui emprisonnent encore ses victimes. Le dépôt de la SNTA menace ruine. Le semi-remorque, qui a été emporté par la crue comme une boîte d'allumettes, avait percuté de plein fouet les premiers piliers du dépôt qui se sont pliés en deux, faisant craquer puis tomber la dalle du toit.
Dans le dépôt, les ballots de tabac jonchent la grande salle. La boue, ici encore, emprisonne des dizaines de victimes. La veille, quatre femmes ont été retirées. Elles offraient un spectacle d'apocalypse. Aggripées de toute la force du désespoir à une poutre, elles gisaient là, les yeux ouverts, couvertes de boue, la bouche ouverte, figée dans un cri imperceptible. Nues. Elles devaient avoir livré un ultime combat à la mort.
Les milliers de tonnes de boue avaient démoli les murs pour continuer leur course vers le centre d'apprentissage, détruisant au passage trois chalets de filles, tuant au moins vingt-cinq stagiaires, puis finissant leur chemin dans les ateliers des garçons. Les grosses machines de tournage, d'ajustage, de mécanique, etc. ont été complètement ratatinées par la violence des chocs.
Yazid, notre photographe prend des photos, saute de place en place, pour avoir l'angle parfait. Le «mahchi» pris tout à l'heure avec nos hôtes, près de Serkadji, lui donne les calories nécessaires pour garder le pied ferme sur le sol glissant.
Dix-huit corps de filles ont été retirés des eaux. Elles étaient coincées dans leurs trois chalets pleins d'eau et de boue jusqu'au plafond. La boue a créé de nouveaux reliefs dans le centre, avec des monticules de 1 ou 2m de haut. Sous cette boue, combien de corps encore? 50, 70, 100? Il faudrait plusieurs semaines encore pour arriver à extraire tous les corps.
Mon ami Adlène me lance: «Nous marchons sur les morts.» A côté de lui, une chaussure de jeune fille, pointure 38, beige, avec une petite boucle. Puis une sandale, plus petite, plus fine, et on devine la fille, la quinzaine, fluette, espiègle, débordant de vie, à 8 heures, heure de la rentrée des classes, ce matin du 10 novembre.
Dans un coin, un livre. Un manuel pour les techniciens machinistes. Toutes les méthodes pour détecter une panne de la machine à coudre et comment la réparer. On ne devine pas son propriétaire.
Le centre devient tout à coup peuplé de fantômes. On devine les corps ensevelis sous nos pieds, on ne les connaît pas, mais on voit leurs indices, leurs objets personnels, leurs cahiers et leurs souliers. On arrive même à les sentir. Mais ce n'est que l'odeur de la mort... «Vas-y! cherche! Taâck (c'est à toi)». C'est l'ordre que donne le maître-chien lorsqu'il voit son compagnon flairer et insister à la même place. C'est quoi ce pataquès? C'est le langage appris au chien. Et aussitôt après, celui-ci se met à déblayer la terre. Les pelles lui portent secours. Au bout, un homme âgé, plein de boue, bleu et boursouflé, pointe du nez. Qu'est-ce qu'il fait ici? Il ne doit pas faire partie du centre. A moins qu'il ne soit le gardien...
Nouveau déambulatoire dans Bab El-Oued, la nuit. Les jeunes du quartier sont encore debout, à prêter secours aux unités de l'armée et de la Protection civile. Bab El-Oued a été de tous les combats. Ce quartier résume à lui seul toute l'Algérie, et concentre en son sein toutes ses douleurs. Octobre 1988, Ali la Pointe, Ali Bencheikh, Ali Benhadj, la montée du FIS, puis sa chute, l'accalmie, l'embellie, le MCA, Chnaoua... et le 10 novembre 2001.
Jamais de mémoire algéroise un quartier ne fut aussi atrocement touché. Des millions de tonnes de boue, d'alluvions, de pierres, de gravats, de débris de toutes sortes, ont dévalé les collines, emportant bus, femmes, enfants, hommes, voitures, toitures, portes, vitres et maisonnées pour venir s'écraser sur Bab El-Oued comme jamais il n'avait été donné à l'oeil de le voir.
Zarta, mon ami de toujours, parka, capuchon et chèche à l'appui, montre des signes de frilosité. Mais il persiste à nous faire encore marcher jusqu'à ce que l'usure du soulier s'ensuive.
Rue Rachid-Kouache. Plusieurs ruelles écrasées par la boue. Des bâtisses ont été démolies par les chocs successifs des vagues de boue. Dès le premier jour, dix morts y ont été recensés. Aujourd'hui encore, ce quartier est l'un des plus touchés de la capitale et ses bâtiments sont en train de menacer les locataires. Lézardés, fissurés, ils peuvent à tout instant céder. Dans les ruelles les plus étroites, la boue cache encore quelques cadavres. Peut-être une dizaine. Ou une vingtaine. Les recherches entreprises n'ont pas toutes abouti, comme dans le bain maure Badra où les corps emprisonnés dans les salles chaudes, les beit el saboun, n'ont pas encore été libérés.
Aux Trois-Horloges, une ruelle est noyée dans les eaux stagnantes et noires du drame du 10 novembre. Ici, il faut nager pour tâter le sol et, éventuellement, retirer des corps.
Une déambulation plus bas et nous voilà à El-Kettani. C'est là que tout a pris fin. Que tous ont pris fin. Les eaux déferlantes y ont trouvé la mer pour les accueillir et mettre un terme à leur course folle depuis les hauteurs de Bouzaréah, Beau-Fraisier, djebel Coucou et Frais-Vallon. Terminus. Tout le monde descend. Tout le monde est mort. Ici, entre El-Kettani et la mort, près de cent corps ont été, soit retrouvés gisants, soit retirés de la mer. Des montagnes de boue de près de deux mètres se sont formées sur les voitures, les cadavres et les meubles charriés sur plus de trois kilomètres. A chaque pas trop appuyé, le «sol» craquelle sous notre poids. En fait, nous marchons sur les toits des véhicules. Sur des corps. Sur des morts. Une grande partie fut déblayée, mais du travail reste à accomplir.
Zarta se met face à la mer déferlante. Une vague de deux mètres le mouille jusqu'aux os et manque de peu de l'emporter. Les agents de la Protection civile et du Génie militaire s'activent dans la R'mila pour déblayer le chemin. Plusieurs voitures et corps y sont encore emprisonnés sous la boue. Il est vrai que la mer, dans El-Kettani, se montre plus généreuse que la boue, et libère des corps.
Avant-hier, deux personnes ont été rejetées du côté est de Bordj El-Kiffan, puis deux autres du côté ouest, aux environs de Bou-Ismaïl. La quasi-totalité des personnes que les inondations ont jetées à la mer a été récupérée à El-Kettani même. Des jeunes, bravant la mort et défiant des vagues de deux mètres de hauteur, ont plongé pour arracher les corps inertes à la mer déchaînée des premiers jour du drame.
Le long de nos pérégrinations, nous avons cherché les disparus. Ils étaient sous nos pieds. A chaque coin de rue, on les sentait, sans les voir. Mais aujourd'hui, il y a urgence. Après douze jours, les corps commencent à se décomposer, à s'effriter. Il y a trois jours, à Triolet, en retirant un corps de la boue, les agents de la Protection civile ont suivi des yeux, éberlués, la tête qui se détachait de son tronc.
Le ministre de l'Intérieur a affirmé que les recherches et les opérations de sauvetage se poursuivaient pour une durée d'au-moins trois mois. Or, le procureur de la République a le quitus de décider de l'enterrement des personnes trente jours après leur exposition à la morgue.
Il y a aussi - et surtout - le fait que beaucoup de corps pourriront, se décomposeront avant d'être découverts. Les risques de fléaux se multiplieront et il faudrait trouver une solution urgente, un impératif médical et humain à la fois pour procéder à quelque opération que ce soit.
Plusieurs familles ne retrouveront jamais leurs enfants, leurs parents et leurs frères. La mer ne restituera jamais tous les corps qu'elles a pris. La boue a rendu beaucoup de personnes méconnaissables. C'est le bilan triste à pleurer d'une vie encore plus triste. Mais cela n'empêchera pas pour autant, la vie de continuer.


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