Le livre que vient de publier le sociologue Smaïl Grim sur Matoub Lounès se lit comme une chanson. Pour revenir sur la vie et l'oeuvre de Matoub Lounès, Smaïl Grim n'est pas du tout tombé dans la redondance. Rien de ce que l'on peut lire dans cet ouvrage, publié aux Editions «Mille Feuilles» d'Alger, n'a été écrit auparavant dans les autres ouvrages consacrés à Matoub. On pourrait bien se demander ce que l'on pourrait écrire de nouveau sur Matoub Lounès après la parution déjà de plus de dix livres sur lui, en Algérie et en France. Mais Smaïl Grim qui maîtrise aussi bien l'oeuvre que le parcours militant du Rebelle a su rebondir sur ce sujet à sa manière. C'est sans doute pourquoi il tient à avertir que son livre n'est ni un essai sémantique, ni une biographie romancée. Ce livre se veut tout simplement un cri, un coup de coeur, en tableaux éclatés, pour une évocation, «une veillée autour du cadavre encerclé» de celui qui fut et restera le «véritable maquisard de la culture algérienne: Matoub Lounès». L'auteur rappelle que de tout temps, la poésie et la chanson ont eu leurs martyrs et les chantres de la liberté ne plaisent pas aux tyrans, pas davantage aux fanatiques religieux, dont l'ultime dessein est de tuer l'intelligence pour imposer l'obscurantisme. Le livre de Smaïl Grim est très agréable à lire. Il s'agit d'un mixage de poésie, d'analyse et de comparaisons avec d'autres poètes universels. L'ouvrage s'ouvre sur le lien que fait l'auteur entre Matoub Lounès, Jean Sénac et Arthur Rimbaud. En citant les deux autres poètes, Smaïl Grim veut rappeler le sort des poètes maudits ou tragiques. La première phrase du livre est révélatrice de ce que sera la suite: «Rimbaud aimait la vie de bohème. Matoub aussi...». Puis, un autre poète fait son apparition au fil des lignes: Charles Baudelaire. Mais c'est sans doute cette phrase de Jean Cocteau qui résume le mieux la mort de Matoub qui n'en est pas une: «Faites semblant de pleurer mes amis, puisque les poètes ne font que semblant d'être morts.» Smaïl Grim rappelle aussi une évidence qui se confirme de plus en plus sur le terrain: «Même mort, Matoub Lounès restera à jamais dans l'imaginaire et la conscience collectifs». Tout comme le sont restés Federico Garcia Lorca, Max Jacob, Desnos, Victor Jara, et tant d'autres, qui, par la seule puissance du Mot «ont forcé les coulisses du destin et violé les voies impénétrables des cieux et des dieux». Smaïl Grim résume on ne peut mieux de façon objective l'oeuvre de Matoub: «Chez Lounès, ce torrent tumultueux de mots qui se bousculent, s'entrechoquent, se chevauchent, comme les verres de l'amitié dans un bar, finissent fourbus et domptés par la fougue et la virtuosité de l'artiste, avec pour seule arme son mandole et sa voix.» Dans un autre chapitre, l'évocation est très présente et les vers poétiques de Matoub, sont tantôt comparés à ceux de Jean Amrouche et Tahar Djaout et tantôt à ceux de Slimane Azem et El Hasnaoui. Matoub a composé une émouvante chanson suite à l'assassinat de Tahar Djaout, qu'il intitula Kenza du nom de la fille du poète d'Oulkhou. Et de rappeler la phrase devenue légendaire, exprimée par Matoub dans une émission d'une chaîne de télévision française: «Moi, j'ai fait un choix, Djaout avait dit: il y a la famille qui avance et la famille qui recule. J'ai investi mon combat aux côtés de celle qui avance.» L'univers funéraire est omniprésent dans la poésie de Matoub Lounès. Quand ce n'est pas sur sa propre mort qu'il chante, il le fait sur celle des hommes l'ayant marqué particulièrement: Slimane Azem et El Hasnaoui mais aussi ses amis d'enfance au village Taourirt Moussa. La mort, explique Smaïl Grim, a occupé dans l'oeuvre de Matoub Lounès un grand champ lexical sous forme d'oraisons funèbres pour des proches, d'hommages réitérés aux maîtres de la chanson kabyle mais aussi la vision de sa propre mort. Un extrait d'un poème consacré par Matoub à la mort de son père en 1997. Mais la richesse thématique chez Matoub est impressionnante. Les mères et les veuves éplorées occupent une place de choix dans l'évocation du thème de la mort. De même qu'une chanson composée suite à la mort de Ahcène, un ami d'enfance de Matoub. «Dans une émouvante oraison funèbre pour son ami d'enfance, Ahcène, mort à trente-quatre ans, et dans une autre chanson, Matoub, se lance dans un vibrant plaidoyer pour la beauté de la vie afin que la terre, sépulture vorace, n'entame et ne défigure pas les traits du cher disparu», écrit Smaïl Grim qui enchaîne, un peu comme dans les chansons de Matoub, sans transition: l'exil, la solitude, antichambre de la mort annoncée, sont noyés par la grande bleue, ogresse vorace. Contrairement à d'autres chercheurs travaillant sur Matoub, Smaïl Grim a le mérite de ne pas éluder les anciennes chansons du Rebelle, celles composées durant les années quatre-vingt, à l'exemple d'El Vavur qui est un album de haute facture artistique et d'un style rarissime pour ne pas dire unique. L'empreinte laissée par les maîtres de la chanson kabylo-algéroise sur Matoub est mise en valeur par l'auteur. Ce dernier parle du respect que vouait Matoub à El Anka et autres piliers de ce genre très difficile que Matoub a su adopter grâce à son talent et à sa force vocale. A ce sujet, Smaïl Grim explique: «Matoub Lounès vouait un immense respect aux précurseurs ou aux vétérans, les inspirés de la chanson kabylo-algéroise, en un mot: les maîtres.» Tant pour les textes, déjà volontiers novateurs parce que dénonçant un quotidien inhibitif, produit d'un passé «recroquevillé sur lui-même, à cause du poids des traditions», que pour le volet social avec la dénonciation des maux sociaux, les Maîtres, sans pour autant se départir de leur substrat idéologique, dénonçaient des injustices commises contre les miséreux... La richesse lexicale dans la poésie de Matoub le place en première position de tous les poètes kabyles, toutes périodes confondues, ayant exploré à fond la langue des ancêtres. Smaïl Grim s'attarde sur cette caractéristique en affirmant, par exemple, que le champ lexical de la nature chez notre poète relève globalement de la violence par les termes recensés: ravins, ensanglantés, forêts incendiées, foudres, grêle, crues, canicules, chardons, orties... Les chansons d'amour de Matoub sont impossibles à occulter dans un livre qui lui est consacré. Pour illustrer ce domaine, l'auteur choisit l'une des chansons les plus pathétiques: Arwah. A sa sortie en 1988, le mélomane découvre un autre genre d'amour, celui où le poète va le plus loin possible dans l'expression de la dépendance et de la faiblesse devant ce sentiment ravageur mais qui est, en même temps, la seule raison de vivre. «Amour impossible, affligeant et contrarié; après avoir tant chanté la femme aimée, le voilà plongé dans les affaires de la séparation, cette indicible amertume qui imprègne le coeur au point de l'étouffer», écrit Grim. La deuxième partie du livre est un abécédaire où la vie et l'oeuvre de Matoub sont décortiquées de manière poétique de A à Z. Smaïl Grim a réussi à écrire un beau livre sur le plus grand poète kabyle de tous les temps. Il a pu résumer son oeuvre en choisissant des échantillons. Le pari était difficile. Smaïl Grim a pu le tenir. Son livre est à lire et à relire, en écoutant les chanson de Matoub Lounès.