Comme toute vie, l'histoire n'est pas inerte, n'est pas perdue à jamais. Vient toujours un jour qui fera que sa Voix perce l'épaisseur des Temps trop longtemps assombris. Et cela, je pense, est aussi bien vrai de l'histoire d'un pays, le nôtre en l'occurrence. Je dois dire qu'en ce sens l'ouvrage Ils ont défié l'empire (*) de Ouarda Himeur-Ensighaoui, me réjouit. L'auteur aborde un point d'histoire très important de notre pays, car tout en présentant des figures historiques (Juba 1er, Tacfarinas, Firmus et Gildon, et d'autres qui auraient pu être cités), elle montre combien il est vrai que «La place de ces figures historiques est encore plus ténue, pour ne pas dire inexistante, dans l'histoire de l'Algérie indépendante qui a préféré couvrir d'un voile noir un pan de son passé lointain. Cette histoire qui s'attache avec acharnement à l'avènement de l'islam, aux cent trente-deux ans de la colonisation française et à la révolution qui a libéré le pays de la présence coloniale, occulte systématiquement la période antéislamique et la période romaine, qui nous intéresse précisément, dans laquelle se trouvent les racines et l'héritage de l'Algérie berbère.» Cette réalité - qui n'est ni oubli recherché ni néant philosophique du passé - n'est pas fatalité poussée à son paroxysme, c'est-à-dire jusqu'au nihilisme, jusqu'à nier les valeurs elles-mêmes; elle est «l'état d'esprit» produit par le non-apprentissage de la hiérarchie des valeurs qui signifient l'identité. Nous ne nous sommes pas, hélas! encore aujourd'hui, débarrassés des séquelles - et peut-être même de tout le système - de la colonisation. Ne voyons-nous pas certains jeunes, qui n'ont pas connu les souffrances infligées aux «indigènes», porter leur regard charmé vers tout ce qui est occidental? Il y a ceux qui regardent l'Occident, il y a ceux qui regardent l'Orient. Les uns et les autres rêvent d'un monde nouveau, l'héroïsme d'hier ne trouvant pas vertu aujourd'hui. Le soleil de l'indépendance n'aurait-il rien à leur offrir? Si! L'organisme social a le pouvoir et la liberté, par l'éducation nationale, de former sa société. Le sentiment très spécial qui meut la société et qu'on appelle identité ou patriotisme, a sa source mère dans le passé, le plus loin, le plus loin, le plus lointain...Il faut «décoloniser l'histoire», mot d'ordre plein de vertu lancé par Mohammed-Chérif Sahli dans son livre qu'il ouvre avec cette réflexion, parfaitement pertinente, de Jean Dresch: «L'histoire coloniale est presque toujours à sens unique, car c'est le propre d'un peuple colonisé de n'avoir plus d'histoire ou du moins d'historiens, hormis celle et ceux du colonisateur. Or le colonisateur ignore communément le colonisé, volontiers considéré comme mineur, primitif, incapable, digne seulement d'une sollicitude bienveillante et paternaliste.» Quoi! L'Algérie n'aurait-elle pas d'historiens? Qui donc nous a dit sans erreur, sans mentir où commence l'histoire de l'Algérie? Qui n'a pas tenté - quel historien, quel professeur d'histoire, quelle école coloniale - de nous persuader, nous-mêmes, nos parents, nos grands-parents, nos arrière-grands-parents que «nos ancêtres sont les Gaulois», nous laissant dans une ignorance crasse de la période ottomane, de la période arabe, de la période romaine, de la période primordiale, la berbère? Dans son précieux travail de recherche, d'analyse et de mise au point Ils ont défié l'empire Ouarda Himeur-Ensighaoui remonte le temps, le temps oublié, quand Juba 1er défiait et César et ses armées en Berbérie, quand Tacfarinas soulevait contre l'occupant romain les Musulames, tribu des Hautes Plaines de l'Est, quand Firmus, «prince berbère», organisait la révolte «nationale» et entrait vainqueur à Caesarea (Cherchell) et à Icosium (Alger) et quand Gildon, «un prince indigène», fier de ses origines berbères, se déclarait opposant armé aux empereurs romains. Contrairement aux historiens classiques, Ouarda Himeur-Ensighaoui, qui, je pense, n'est pourtant pas historienne de profession, mais formée aux Lettres françaises (doctorat d'Etat, Rennes, Maître de conférences à l'Université d'Alger), allie heureusement les exigences de la recherche et de l'étude des faits historiques et celles de la relation littéraire au service de la méthode et de l'objectivité historiques. Ses sources, bien que sûres (elles sont de première main et elle les cite), ont subi le traitement obligatoire de la critique historique par la méthode de la comparaison, la description, l'évidence, la remise en question des analyses et des techniques faites par ailleurs. Sans doute, les spécialistes, autres que moi, de l'objet étudié par l'auteur, auraient à formuler des appréciations plus fines à propos de ce travail. Néanmoins, ainsi que le lecteur le constatera, la «reconstitution de la personnalité» de chaque acteur est d'une présentation agréable, simple et claire. Une Voix ou plutôt les Voix des narrateurs indispensables, judicieusement ponctuelles, nous orientent dans les frondaisons de l'histoire extraordinaire de ces quatre personnages. Nous sommes conviés à lire sans nous perdre l'histoire vraie de Juba 1er et sa résistance à Rome d'après les Mémoires de Jules César (extraits relatifs à la guerre de Juba); Tacfarinas et sa résistance à Rome (d'après les Annales de Tacite); Firmus et sa résistance à Rome (d'après l'Histoire d'Ammien Marcellin); Gildon et sa résistance à Rome (d'après De Bello Gildonico de Claudien): «Ils ont défié l'Empire.» À ce titre qui demande une précision qualificative, j'aurais ajouté «romain», donc «Ils ont défié l'Empire romain», cela va sans dire pour certains, mais cela va mieux pour beaucoup en le disant. A quand une Histoire générale de l'Algérie, non tronçonnée, complète, totale, ouverte librement sur ses propres voies d'existence. Et si l'on demande encore «À quoi sert l'histoire de notre pays?» Il y aura encore quelqu'un pour répliquer: «Elle sert à dire notre personnalité historique en devenir!...» (*) Ils ont défié l'empire de Ouarda Himeur-Ensighaoui, Casbah Editions, Alger, 2009, 294 pages.