Une démarche originale et une expérience unique. Il fallait oser. C'était magistral. C'est la première fois que l'on découvre pareil spectacle. Baptisé «A Love supreme» In memoriam John Coltrane, le spectacle scénographié, adapté et mis en scène par Luc Clémentin, d'après la nouvelle éponyme d'Emmanuel Dongala, nous plonge d'emblée dans l'univers du jazz. New York, juillet 1967, l'année de la mort de ce prodige saxophoniste, John Coltrane. L'univers jazz est d'emblée planté. Un décor d'un jazz club avec un comptoir disposé à gauche de la scène et un groupe musical de l'autre. Avec Sébastien Jarousse au saxophone, Olivier Robin à la batterie et Jean-Daniel Botta à la contrebasse. Et des spectateurs figurants aussi de part et d'autre. Sur le mur sont collées ici et là, des affiches des personnalités musicales phares du jazz ainsi que des politiques qui ont marqué cette période-là, Miles Davis, Ella Fitzgerald ou encore Malcom X, notamment. Le fil conducteur de ce spectacle, c'est lui, le comédien et conteur originaire de la Côte d'Ivoire, Adama Adepoju. Durant près d'une heure et demie, il s'appropria avec brio le texte bouleversant de l'écrivain congolais Emmanuel Dongala sur le saxophoniste disparu en 1967. En effet, l'auteur, qui avait rencontré, dans sa jeunesse, notre jazzman émérite, raconte ses bribes de souvenir tout en faisant l'éloge de cet être mystique dont le jazz a nourri toute sa vie jusqu'à devenir son double. Dans un contexte politique complexe et marqué par les émeutes et le mouvement des Black Panthers, Coltrane joue sa musique avec le désir toujours renouvelé de s'élever, se dépasser et surtout faire autre chose que ses prédécesseurs comme Miles ou encore Duke Ellington. Il voulait créer et non pas reprendre continuellement les morceaux des autres. Il envisageait sa musique comme une quête spirituelle. A l'antipode des envies mercantiles de certains, salis par le pouvoir de l'argent, JC avait pour mission de nous «faire sentir l'amour du monde», en faisant de sa musique «un moyen à donner un sens à la vie». Le comédien raconte comment cet homme JC (John Coltrane) était admiré et adulé par ses fans alors que ses débuts n'étaient pas très joyeux. Surtout la fois où il s'est retrouvé à jouer devant un parterre presque vide. La longueur de ses morceaux dissuadait plus d'un à rester pour l'écouter. Mais sa persévérance, portant ses fruits,était telle que la triste nouvelle de sa mort a été accueillie comme une bombe. Le spectacle s'ouvre en fait en musique et celle-ci accompagne chaque partie du spectacle, vient soutenir les mots du comédien et même lui donner raison... Le comédien a aussi le pied alerte en danse et la verve belle. Tout comme la musique interprétée. Il vit son texte. «Grâce à JC, la musique est devenue un métier, une passion, elle avait un sens.» Elle donnait ainsi un sens aux Afro-Américains d'exister, traduisant l'histoire de tout un peuple. Le comédien affirme que JC était convaincu qu'il existait une relation entre la musique et les forces de l'univers. On entreprenait ainsi un voyage avec le «maître suprême». Adama Adepoju décrit encore les exigences existentialistes de JC, un être qui voulait ne faire qu'un avec sa musique. «Qu'elle soit moi» disait-il. Car confiera-t-il pour JC «le jazz était le centre autour duquel s'articulait notre galaxie». Le comédien présentera aussi la musique de JC comme fondatrice et avant-gardiste du mouvement Black Panthers et de le surnommer le Malcom X du jazz! Une assertion forte pour un artiste extraordinaire qui ne s'illustre que par un tonnerre musical emmené par le jeu magistral du batteur. JC, apprend-on, voulait se ressourcer dans les terres de ses ancêtres, l'Afrique. Le comédien évoque, par ailleurs, le triomphe du pouvoir artistique sur le politique en faisant allusion à ceux qui ont fait sienne sa musique comme étendard de foi pour la liberté. Créateur, il s'essaiera aussi à la flûte où exhalait l'expression profonde de son être. L'artiste mourut jeune, à l'âge de 41 ans, laissant un riche répertoire dont celui-là joué merveilleusement par le trio sur la scène du Centre culturel français. Un jazz rythmé avant que la lumière ne s'éteigne et vienne se poser symboliquement sur le saxophoniste. Un rappel de mémoire de cette légende vivante du jazz. Le public aura immergé, le temps d'un moment, dans la folie des années 1960 aux USA. Une gageure aussi pour ce comédien amoureux du jazz qui nous avouera, en aparté à la fin du spectacle, la difficulté de faire sien un texte et le donner au public comme si c'était lui qui l'avait vécu et écrit. Créé en 2006 au Tarmac de la Villette dans le cadre du Festival Jazz à la Villette, «A Love Supreme», pour info, a tourné en France et à l'étranger - Italie, Luxembourg, Belgique, Burkina Faso, Niger, Guinée Conakry, Irlande et Liban - et compte aujourd'hui plus de 100 représentations.