«Le cri» que l'on devrait écouter nous enseigne plus que le son du Cor, le soir, au fond des bois. Quand la poésie n'assume pas son projet, elle charme et navre à la fois. Vigny et Verlaine ne savaient évidemment pas, la souffrance humaine, je veux dire la souffrance hors romantisme, hors symbolisme, la souffrance tout court de la conscience tout court. On pourrait épiloguer longuement sur cette réflexion générale et de bon principe, mais si l'on évoquait le 8 mai 1945, on verrait les images déchirantes de Chefou, le personnage phare dans le roman Anza (*) de Abderrahmane Bouguermouh. Elles sont tragiquement bien «belles» et multiformes aussi ces images de ce 8 mai 1945 «en sa belle journée!», «en son beau crépuscule!», «en sa belle nuit!», «en sa douce nuit!» Et l'on comprendrait, avec toute l'émotion de ses entrailles, le geste de Chefou qui rend «au vent de la civilisation», le «livre de Cassino» et combien mûrit en lui cette dernière image: «Imperturbable, il n'écoute plus personne, il va partir. Une fois encore, il prend le chemin de Amar le dur, il suit malgré lui sa conscience.» Un film bien construit pour un roman inspiré par l'histoire: le cinéaste Bouguermouh devient un romancier, c'est-à-dire «un historien qui ne se voit pas»... À Paris, des émigrés et pionniers du nationalisme algérien mesurent en silence l'ampleur du malheur qui frappe encore et toujours le pays, et qui massacre «à Sétif, Guelma, et ailleurs certainement». L'autre compagnon d'infortune, l'Algérien Bozar s'imagine la tragédie et «parle et parle»: il vient chercher Chefou qu'il faudrait «cacher, car quand la répression commence rien ne l'arrête». Et il dit vrai! La damnation du peuple algérien du fait du colonialisme n'est plus un état fortuit, - 132 ans de colonialisme, ne l'ont-ils pas assez prouvée? Abderrahmane Bouguermouh, comme à tous les Algériens de sa génération (il est né en 1936 à Ouzellaguen), ne m'est pas inconnu. Je me rappelle l'élève studieux et doux du lycée Bugeaud, quand nous nous rencontrions avec des camarades dans la cour pour une partie de football, dans les galeries austères et sombres le long des salles de classe pour bavarder, pour dire seulement quelque chose de ce qui réunissait les adolescents algériens d'autrefois. Peut-être que la passion du cinéma, déjà, se développait-elle en lui... Et je le retrouve, plus tard, bien plus tard, à l'indépendance du pays. Après avoir tourné en berbère un moyen métrage Comme une âme (1965) sur un texte de Malek Haddad, et qui, hélas! n'avait pas connu les faveurs de la Diffusion officielle, il était magnifiquement entré dans le capitole de l'art cinématographique en réalisant un court métrage de fiction, à mon sens, très expressif et très convaincant, intitulé La Grive (1967). Je rencontre Abderrahmane Bouguer-mouh, la dernière fois, en juin 1973, au Centre AudioVisuel de l'Institut Pédagogique National, installé à Château-Royal, à Ben-Aknoun, lors d'un séminaire de formation de professeurs à l'audiovisuel éducatif, organisé conjointement par les deux structures du ministère de l'Education nationale, l'IPN-CAV et le CNEG. Me rapportant à la vocation fréquemment contrariée de Abderrahmane de concrétiser ses idées dans l'art de sa profession, je me disais, me souvenant de Jean Anouilh dans son Scénario: «Le cinéma, c'est une industrie, mais malheureusement, c'est aussi un art.» Et qui pouvait comprendre cette allusion subtile? Mais cela m'expliquait la stratégie coloniale: «Il n'y a qu'un seul cri pour chasser le lapin: carotte!» Il réalisa ce «cri» de protestation puis de douleur dans des courts et longs métrages: 8 mai 1945 (1968), Les Oiseaux de l'été (1978), Noir et blanc (Kahla oua beida, 1980), Cri de pierre (Çourâkh el-hadjar, 1987), La Colline oubliée (en berbère de Mouloud Mammeri, 1996). Avec Anza, «le gémissement de l'âme meurtrie», le spectre salvateur, Abderrahmane Bouguermouh, s'il a renoncé au cinéma, il nous donne tout de même une oeuvre de vérité qui dépasse les prétentions du roman. «Sa» Colline lui permet toutes les audaces qu'il serait capable de dire par l'écriture. C'est pourquoi, je pense que Anza n'est pas un roman, c'est bien plus - si j'ose dire -, ainsi que l'annonce Abderrahmane Bouguermouh lui-même, c'est «l'histoire de l'Algérie de 1900 à 1947», du moins «d'un siècle de Kabylie», en 477 pages, toutes pleines de résultats d'enquêtes, de documentation, de sérieuses analyses et d'assez de foi pour mener sans faille un travail qui nécessiterait une équipe de spécialistes. Anza est alors une agonie, un lourd et angoissant gémissement, comparable à celui d'un spectre infini (peut-être en arabe el-khayâla), c'est-à-dire la plainte d'une âme en peine, de quelqu'un blessé mortellement et dont le sang crie de douleur. Il n'est pas facile de résumer l'Histoire (avec un H) telle que nous la raconte Bouguermouh, c'est-à-dire avec la douceur de son caractère et la précision de sa consciencieuse mémoire. Et puis, il s'agit d'un coin du pays où s'est enracinée sa vie, où là aussi résonnent les espoirs de l'Algérie depuis les temps primordiaux de sa formation. Âgé de onze ans, l'auteur avait pu être le témoin des «événements du 8 mai 1945». Il nous rapporte ces événements avec les yeux de l'enfance, mais regards réévalués par le raisonnement de l'adulte et les faits historiques de plus d'un siècle. Son oeuvre forme un «cri» sincère qu'il reprend à son compte. Inventerait-il le drame de cette oeuvre, qu'il reste incontestablement un drame qui ne s'invente pas. Une vérité authentique, s'il en est, transparaît tout au long de ce «roman», à travers des situations vécues, des personnages forts de l'existence qu'ils justifient par leurs actions et leurs réactions face à une souffrance aiguë, celle de tout un peuple épris de justice et de paix. Cela dit, quand bien même - permettez que je cite un vers extrait de Fureur et mystère (1948) du grand poète et résistant français René Char (1907-1988) - «Les yeux sont encore capables de pousser un cri.» (*) Anza de Abderrahmane Bouguermouh, Casbah Editions, Alger, 2009, 477 pages.