Les projets futuristes initiés par les autorités locales suscitent, certes, émerveillement mais également des interrogations, tant le «coup de bistouri» du wali laisse le «petit» citoyen sceptique. Constantine, qui a survécu aux siècles, à la barbarie du colonialisme et aux coups du mauvais sort, saura-t-elle sauver son âme de l'enfer provoqué par le fracas des bulldozers et des bétonnières? Cette question, d'apparence banale, a eu seulement le mérite de faire sortir de leur hibernation de nombreux intellectuels et hommes de science constantinois. Elle a fini aussi et en toute logique par faire bouger une opinion publique locale qui commence à s'interroger sérieusement sur le sort des nouveaux sites des bidonvilles et des constructions précaires. Dans le vieux Bardo, sur les rives du Rhumel, aux abords de l'avenue de Roumanie ou sur les hauteurs du Faubourg, les poches urbaines libérées valent leur pesant d'or de par leur configuration et leur emplacement.Lorsque le wali, Abdelmalek Boudiaf, évoque, en réunion ou en conférence de presse, les futurs projets ultramodernes, d'hôtels de luxe, de centres commerciaux, de buildings de haut standing, d'opéra, de salles de spectacles et d'une résidence d'Etat, le «petit» peuple constantinois reste de marbre. Même le fameux «grand pont», hypermédiatisé et considéré un peu exagérément comme le projet du siècle, a été vite banalisé jusqu'à sa plus simple expression par une vox populi qui s'est détournée, à la grande joie des cercles occultes, de tout ce qui touche à la «chose» publique. Dans les quartiers populaires de Oued El Had, Daksi, Bab El Kantara, la cité El Bir et Djenane Zitoune, on est situé à des décades des rêves modernistes du wali du fait qu'on continue encore à subir les sempiternels problèmes liés aux mauvaises conditions sociales, à l'approvisionnement en eau potable et à l'absence criante d'aires de détente et de jeu. Pour une agglomération de 800.000 habitants, il est pénible de constater le manque flagrant d'infrastructures de détente et de loisir! Les «petits» citoyens des quartiers de Bentellis et de Sidi Mabrouk inférieur, à titre d'exemple, n'ont ni l'envie ni les moyens de s'opposer à un processus de développement que personne ne leur a expliqué de façon claire et précise, mais ils estiment, dans un esprit terre à terre, que les projets futuristes, initiés par les autorités locales, sont démesurés et sans aucun lien avec les vrais besoins de la population constantinoise. Le wali de Constantine serait-il en avance de plusieurs années par rapport à son époque? C'est possible, mais cela est une autre question. Abdelmalek Boudiaf a certes toutes les raisons du monde d'afficher sa grande satisfaction à propos des réalisations qui ont vu le jour depuis son installation à la tête de l'exécutif, cependant, il aura tort de continuer à ignorer certains avis qui ne vont pas dans le sens de ses plans. Constantine, qui a longtemps défié le général De Gaulle et donné naissance à des légendes vivantes durant le combat libérateur et la lutte pour le développement national, risque aujourd'hui de perdre l'ensemble de ses repères historiques et culturels à l'issue d'un programme appelé de modernisation, estiment de nombreux animateurs du mouvement associatif qui dénoncent, par la même occasion, leur marginalisation. En six ans, des milliers de familles ont été relogées dans des appartements neufs situés à la nouvelle ville Ali Mendjeli. Officiellement, ce sont plus de 54.000 logements construits et attribués. Sur ce plan, il n y a rien à dire. Le wali, qui tient énormément à ces chiffres comme à la prunelle de ses yeux aura toute la latitude pour les brandir en guise de grandes performances. Cela ne pourra pas, outre mesure, faire oublier à l'opinion publique locale l'inexplicable effacement des élus locaux face à l'omniprésence d'un exécutif figé par ses statistiques. Sur un programme de réalisation de quelque 56.000 logements, plus de 20.000 habitations ont été achevées et le même nombre est en cours de réalisation, une vingtaine de sites de bidonvilles éradiqués, plus de 5 000 familles relogées dans des conditions décentes. La nouvelle ville Ali Mendjeli, qui abrite aujourd'hui environ 200.000 habitants, constitue une réalité urbaine non négligeable, mais pour de nombreux architectes, il s'agit d'une nouvelle entité sans âme et sans repères. Selon ces mêmes avis autorisés, Ali Mendjeli n'offre aucun cadre pour une vie communautaire au sens sociologique du terme. Les milliers de familles qui ont été relogées dans cette ville ont emporté avec elles leurs habitudes et leurs pratiques sociales qu'elles ont reconduites dans un milieu froid et bétonné où il n'y a aucune chance de se regrouper et de tisser de nouveaux liens collectifs. De nombreux relogés ont l'impression d'avoir été «parqués» loin de Constantine et de leurs repères. Ce sentiment existe et les autorités locales n'ont jamais eu la présence d'esprit d'intervenir sur le terrain afin de l'atténuer, à défaut de le prendre en charge. Membres de l'exécutif et élus locaux considèrent peut-être qu'il s'agit là de simples états d'âme qui vont disparaître avec le temps. Cette attitude héritée des vieilles pratiques autoritaristes ne fait en vérité qu'élargir le fossé qui existe déjà entre le citoyen et l'administration. M.Boudiaf qui semble avoir trouvé dans la radio locale, le canal idéal pour transmettre ses idées et ouvrir en même temps le débat au large public, a commis une erreur en écartant certaines notabilités de la ville qui ne partagent pas entièrement sa vision moderniste. Les projets de la nouvelle ville universitaire d'une capacité de 40.000 places pédagogiques, le «boulevard» des Cliniques conçu pour accueillir les futurs établissements de santé privés, ainsi que le nouveau stade olympique prévu à la sortie sud de la ville constituent certes, un programme grandiose qui renforcera certainement le statut de capitale de l'Est que Constantine ne veut nullement abandonner. Mais toutes ces réalisations semblent avoir été décidées sans consultation de certains avis autorisés. Tous ces reproches ne sont pas tout à fait sans fondement si l'on tient compte de l'importance de l'enveloppe financière libérée par l'Etat. Le fameux concept de «démocratie participative» défendu par Noureddine Yazid Zerhouni, ministre de l'Intérieur et des Collectivités locales, milite pour une participation effective du citoyen dans tout ce qui touche à sa vie quotidienne. Hélas, cette notion n'arrive pas encore à investir le domaine du développement local qui reste tributaire d'autres facteurs moins lisibles. Aujourd'hui, à Constantine, l'esprit d'improvisation, grandeur nature, est devenu, comme par enchantement, le fondement de la politique dite de modernisation de la vieille cité millénaire, dénoncent de nombreux universitaires. Quitte à contredire de nom-breux confrères qui ont évoqué ce sujet avant, la méthode du «on efface tout et on recommence à zéro» n'a pas été mise au placard. Certes, des efforts gigantesques sont consentis pour éradiquer les bidonvilles et l'habitat précaire, mais en contrepartie, le citoyen demeure dans l'ignorance totale de ce que les autorités locales planifient comme projets. Le tramway, le fameux pont géant, le futur Bardo et le nouveau stade olympique ont déjà fait couler beaucoup d'encre et suscité plein de commentaires sans que les Constantinois n'arrivent encore à connaître, ne serait-ce qu'approximativement, le «poids» exact de l'enveloppe financière consacrée à ces projets. Des chiffres ont été, certes, avancés, mais on a écarté en même temps les véritables figures de la société civile qui sont vraiment en mesure de discuter de tous ces sujets et apporter la contradiction à une vision unilatérale, venue d'en haut. En invitant, durant le mois de février dernier, les médecins spécialistes à discuter du projet d'un second CHU, le wali a cru avoir réalisé l'essentiel. Or, pour certains professeurs de médecine dont la réputation n'est plus à démontrer, M.Boudiaf aurait dû d'abord s'inquiéter de la situation qui prévaut actuellement au niveau de l'ancien et vétuste CHU Benbadis. Comme quoi, le débat au sujet de la modernisation de Constantine risque de ne pas avoir lieu dans un environnement «chahuté» de toutes parts.