Mais qui ne succombe à sa séduction? Il n'est pas de rêveur, à elle, insensible. Je dois avouer que le livre Je brûlerai la mer (*) de Youcef Merahi m'a charmé. Que chacun imagine avec quel double symbole la mer émerge en soi: la plaine bleue et calme, l'horizon azur et tranquille, inséparables. Sortons ensemble de cette féérie imaginaire: le double symbole de la mer n'aurait qu'une seule face, la seule visible. La réalité mouvante, ainsi que les vagues de la mer houleuse sur les rochers, claque sur le relief de notre visage, trempe nos yeux... Certains disent que le goût de la vie est aujourd'hui comme celui de la mer: de quelque rivage que l'on boive, la mer est toujours salée. Dure et respectable réflexion populaire du côté, je crois, du Mont Djurdjura. Si la mer n'est plus le miroir de la rêverie, si le songe sombre dans ses abysses, si l'oisiveté désespère la jeunesse, si la jeunesse s'abandonne aux démons prometteurs de vie meilleure, c'est vrai, à quoi sert d'avoir un pays sans sourire et sans récompense? Mais la justice de la mer est toujours mortelle. La mer a déjà pris nos jeunes, les a d'abord écervelés. Puis de son sel, elle les a brûlés. Dans ses profondeurs, elle leur a construit des tombeaux. El harrâga, ceux qui voulaient brûler le barrage de la mer pour aller s'aérer ailleurs, la mer les a brûlés! Le temps n'est pas, le temps n'est plus de se demander pourquoi et comment? Cela est l'affaire de l'historien, du sociologue, des éducateurs, des formateurs de formateurs. Partout où évolue le jeune algérien... Avec Youcef Merahi, le «Je brûlerai la mer» est un cri assourdissant, un avertissement sans appel à sauver l'espoir qui est dans «demain, il fera jour». Diplômé de l'Ecole nationale d'administration, actuellement secrétaire général du Haut Conseil à l'Amazighité, auteur de plusieurs ouvrages où court sa volonté de nous retrouver dans une grande rencontre avec nous-mêmes, il confirme dans ce court et précieux ouvrage sa foi en l'homme algérien, ce qu'il avait déjà annoncé dans un précédent essai intitulé La raison d'un cri. Ce cri retentit à l'infini comme un écho mûri par une conviction âgée de 55 ans. Son personnage, si j'ose dire fétiche, est Amar Boum'Bara. Aux anciens, ce nom évoque bien une légende qui, à travers les siècles et les vicissitudes, a instruit des esprits et des esprits. Chez Merahi, «Boum'Bara est un patronyme provenant d'un malentendu historique qui remonte à l'établissement de l'état-civil en Algérie. Comme beaucoup de ses compatriotes, son grand-père voulant faire le malin face à l'administrateur français, a reçu un coup de pied au derrière. C'était la règle du plus fort en ce temps-là. - Casse-toi, bouseux! Je t'appellerai comme je le veux. Et bon débarras, hurla le Français. Le Caïd, pour se faire voir, chuchota à l'oreille de son chef, avec l'accent algérien: - Biene fi per loui, chef. Boum'Bara...» Ce Boum'Bara fera du chemin; il sera un homme aux cartes officielles et auquel rien ne manquera pour être toujours premier dans les courses, dans toutes sortes de courses de la vie quotidienne de l'Algérie indépendante. Depuis déjà presque cinq décennies, ces courses ont révélé de drôles de «coursiers». Semblables, ou plus ou moins, à Boum'Bara, d'autres personnages exhibent, tout comme lui, leur «bon droit». Il y a surtout Akli Z'yeux bleus, Mermiz, Boualem, Ben Koït,...et Hadda, et Rachda, et Kenza, et Lydia, et Z'Beïda,... Pour décrire et décrier son Boum'Bara, l'auteur nous l'évoque dans des situations différentes, parfaitement vraisemblables; il remonte jusqu'à l'enfance de ce héros de pacotille, usurpateur de l'honneur des autres, spoliateur des biens de ceux qui ne sont pas comme lui, la langue vibrante de délation et de dénigrement. Beaucoup ont été démasqués, beaucoup portent encore leur masque. Cette réalité «ressuscitée» dans ce «roman-réalité», sans complaisance, mais que scrute un juste et fier regard de quelqu'un qui sait ce qu'il dit, décrit le pire destin de celui qui vit sans dignité. À aucun moment, le lecteur ne sera détourné de l'objectif essentiel: là où nous étions autrefois, là aussi d'une certaine façon, nous sommes aujourd'hui. Qu'est-ce qui a vraiment changé? Sauf que le peuple héroïque a donné le choix à chacun - peut-être difficile pour certains - de continuer d'aimer son pays, d'y vivre et d'y mourir, ou d'aller ailleurs bon gré mal gré. Le destin, il faut bien le dire, est versatile et il compte beaucoup par son poids, ou favorable ou contraire. C'est le destin, et le naïf reste à ce stade de la pensée: «ce qui est noir n'est peut-être qu'obscur». Un autre discours alerte l'esprit, le décide (pourquoi pas?): ce «jour de la fuite» que prépare le harrâg demande généralement du courage, - ce courage ne sollicite aucune faveur. Le drame est là. En lisant tout nettement Je brûlerai la mer de Youcef Merahi, en lisant entre les lignes, en s'accordant le temps de s'assimiler le message bouleversant de ce vrai-faux roman, on arrive à cette conclusion intitulée «Epilogue pour quatre», c'est-à-dire des quatre personnages mis en scène par l'auteur: «Quel âge a la mère d'Amar? Lui-même ne saurait le dire. [...] Une voiture en cet état serait réformée. [...] Elle attend son heure. Son fils refuse d'y penser. [...] Amar ne sait pas comment la réconforter. Tout est dans le silence et dans le regard. Il a peur de sa mort prochaine. Elle s'en ira un jour. Il le sait. Il le craint. Ce jour là, Amar sera seul. À jamais!» Des récits, des situations, des noms, des lieux, constituent l'architecture de cette analyse saine et compatissante de la société algérienne face à un dilemme de notre temps: «être ou ne pas être». Telle est la rumeur de plainte, dépouillée de toute esthétique illusoire ou hypocrite, dans ce drame au quotidien que nous propose Youcef Merahi et que figure cette étrange et puissante image verbale: Je brûlerai la mer...Et pareillement, nous le rappelle cette brutale et édifiante pensée bien de chez nous: des Boum'Bara, il en est autant que ceux qui «volent avec le voleur et qui pleurent avec celui qui a été volé». (*) Je brûlerai la mer de Youcef Merahi Casbah Editions, Alger, 2009, 143 pages.