«Il m'arrive de croire que la misère attire la misère et que les gens heureux évitent le malheur des autres», dixit August Strindberg. Dis-moi quel marché tu fréquentes, je te dirai ce que tu manges. Les citoyens choisissent non seulement leur bouffe mais aussi et surtout leur marché. «Je ne fais pas mes courses le matin, mais le soir. Les fruits et légumes sont moins chers à cette période de la journée...parfois de 50% dans les marchés», chuchote d'emblée Fatma, une sexagénaire qui travaille comme femme de ménage dans une entreprise étatique. «On est cinq personnes à la maison, j'ajoute souvent de l'eau au lait pour qu'on puisse tous en boire», précise-t-elle. Seule pourvoyeuse de sa famille, cette vieille femme, usée par le temps et par le travail, reçoit un salaire de près de 15.000 DA...à peine le Snmg. Habitant à Kouba, celle-ci préfère, toutefois, effectuer ses courses au marché des fruits et légumes de Bachdjarah, sis dans la périphérie d'Alger. «Je ne fais jamais mes emplettes à Kouba, c'est trop cher pour moi. Que ce soit à Ben Omar ou bien au marché de Kouba qui jouxte l'APC, c'est la même chose...ce sont les gens plus au moins aisés qui peuvent faire leurs achats là-bas», nous fait elle remarquer. Décidément, il n'est pas nécessaire de lire Le Capital ou d'être un adepte de Marx pour parler en termes de classes. Comme pour les quartiers, le contraste entre les marchés des pauvres et ceux des riches est d'une évidence «éclatante». Ces structures sont elles aussi, réparties selon les différentes catégories sociales. «Il ne faut pas se leurrer madame, il n'y a plus de marchés pour les gens pauvres que nous sommes! Ce n'est qu'au début du mois qu'on peut s'acheter quelques légumes...enfin ce qui est nécessaire, sinon après on consomme les légumes secs comme d'habitude c'est tout», s'offusque Aâmi Tahar, rencontré au marché couvert de Bouzrina (ex-rue de La Lyre, La Casbah). Agé d'une soixantaine d'années, ce vieillard n'a pas été épargné par le temps qui a laissé des traces sur son visage et sur son corps chétif et maigre. Ici comme un peu partout dans la capitale, les petites bourses sont constamment mises à rude épreuve. Avec de maigres salaires, les plus démunis se contentent du strict minimum. Ils sont là à constater, «désarmés», la montée vertigineuse qu'enregistrent les prix des fruits et légumes, surtout en période de fêtes ou encore lors du Ramadhan. En termes de prix, la différence entre un marché et un autre caracole entre 20 et 40 DA. Le fossé entre riches et pauvres s'élargit de plus en plus. «Qu'est-ce que je pourrais vous dire de plus. Vous n'avez qu'à faire un tour dans le marché et vous allez avoir la réponse. Personnellement, je ne fais plus d'achat pour la semaine, je prends juste ce dont j'ai besoin pour un jour ou deux, je fais mes emplettes au jour le jour», nous signale Salima, enseignante et mère de quatre enfants. Et d'ajouter non sans amertume: «C'est très cher, c'est partout comme ça.» «La viande, c'est quoi? Je ne connais pas», ironise un vieux en esquissant un petit sourire sur son visage crispé. Glanant entre les étals du marché de Kouba, l'air angoissé, ce dernier ne manquera pas de faire part de son désarroi quant à la situation actuelle. «Avant, les pauvres ne mangeaient pas correctement, maintenant, ils n'arrivent plus à manger du tout et personne ne s'en soucie...», se désole-t-il. A l'ex-rue de la Lyre, le marché de Bouzrina est presque déserté. «Regardez le marché, il est presque vide! Il suffit d'observer pour faire sa propre conclusion...», nous fait observer un jeune vendeur d'olives. Les gens passent devant les étals, s'arrêtent parfois pour un petit moment, histoire de négocier avec le marchand, mais de guerre lasse, ils décident de continuer leur chemin. A la rue Khelifa-Boukhalfa, rares sont les gens qui prennent le risque de monter les escaliers de l'ex-rue Drouet d'Erlon pour atteindre le fameux marché Réda-Houhou (ex-marché Clauzel),. «J'habite à côté, mais je préfère acheter ailleurs, c'est excessivement cher ici, ce n'est pas fait pour nous...», dira Kamel, 40 ans, père de famille. D'un autre côté, rien n'est trop cher pour les fortunés, «ceux qui dépensent sans compter!» comme aime les appeler Aami Tahar. D'ailleurs, certains marchés leur sont «spécialement dédiés». «Une augmentation de prix? Je ne sais pas, je ne vérifie pas les prix avant de les acheter, je prends ce dont j'ai besoin, après je paie», dira une jeune cliente. Au marché Clauzel, à Kouba comme dans les supermarchés, ces gens s'affichent décomplexés. Pour eux rien n'est trop beau et rien n'est trop cher. «Ces gens vivent dans une bulle dorée. Nés avec une cuillère d'or dans la bouche, ils sont loin des problèmes et des tracas du monde d'ici-bas. Ils consomment à un rythme vertigineux, ce qui est impossible pour les personnes à faibles revenus...», nous confie, sur un ton moqueur, Kamel, employé dans un grand supermarché à Dély Ibrahim. «Ils passent à la caisse, les bras chargés de paquets tandis que les autres n'arrivent même pas à briser le cercle vicieux de la misère...», ajoute-t-il. «Il y a des choses que je n'achète ni au marché ni dans les magasins, je préfère les acheter chez les vendeurs informels de Belcourt, mon salaire est trop maigre et puis j'ai des enfants, donc les dépenses s'accroissent de jour en jour...», nous affirme Saïd. Dans les quartiers à Alger, des commerçants informels installent leurs marchandises sur les trottoirs. Chez eux, on trouve non seulement des vêtements et des ustensiles de cuisine mais aussi des produits alimentaires. «La date de péremption est parfois dépassée de quelques jours, c'est rien!», s'exclame un jeune vendeur près du quartier du Hamma. Et de continuer: «On n'est pas en train d'escroquer les gens, ils le savent mais ils n'ont pas le choix, vous savez ce n'est pas évident quand on est responsable d'une grande famille et qu'il faut à tout prix la nourrir...».